Les possédés | Page 9

Fyodor Dostoyevsky
mariage sa femme lui avait brusquement déclaré qu'elle le mettait à la retraite et qu'elle le rempla?ait par Lébiadkine. Ce dernier, arrivé depuis peu dans notre ville où il se donnait faussement pour un ancien capitaine d'état-major, était, comme on le vit par la suite, un personnage fort sujet à caution. Il ne savait que friser ses moustaches, boire, et débiter toutes les sottises qui lui passaient par la tête. Cet homme eut l'indélicatesse d'aller s'installer chez les Virguinsky, et, non content de se faire donner par eux le vivre et le couvert, il en vint même à regarder du haut de sa grandeur le ma?tre de la maison. On prétendait qu'en apprenant son remplacement, Virguinsky avait dit à sa femme: ?Ma chère, jusqu'à présent je n'avais eu pour toi que de l'amour, maintenant je t'estime?, mais il est douteux que cette parole romaine ait été réellement prononcée; suivant une autre version plus croyable, le malheureux époux aurait, au contraire, pleuré à chaudes larmes. Quinze jours après le remplacement, toute la famille alla, avec des connaissances, prendre le thé dans un bois voisin de la ville. On organisa un petit bal champêtre; Virguinsky manifestait une gaieté fiévreuse, il prit part aux danses, mais tout à coup, sans querelle préalable, au moment où son successeur exécutait une fantaisie cavalier seul, il le saisit des deux mains par les cheveux et se mit à lui secouer violemment la tête; en même temps, il pleurait et poussait des cris furieux. Le géant Lébiadkine eut si peur qu'il ne se défendit même pas et se laissa houspiller sans presque souffler mot. Mais lorsque son ennemi eut laché prise, il montra toute la susceptibilité d'un galant homme qui vient de subir un traitement indigne. Virguinsky passa la nuit suivante aux genoux de sa femme, lui demandant un pardon qu'il n'obtint point, parce qu'il ne consentit pas à aller faire des excuses à Lébiadkine. Le capitaine d'état-major disparut peu après, et ne revint chez nous que dans les derniers temps, ramenant avec lui sa soeur. J'aurai à parler plus loin des visées qu'il se mit dès lors à poursuivre. On comprend que le pauvre Virguinsky ait cherché une distraction dans notre société. Jamais, du reste, il ne causait avec nous de ses affaires domestiques. Une fois seulement, comme lui et moi revenions ensemble de chez Stépan Trophimovitch, il laissa échapper une vague allusion à son infortune conjugale, mais pour s'écrier aussit?t après en me saisissant la main:
Ce n'est rien, c'est seulement un cas particulier, cela ne gêne en rien l'?oeuvre commune?!
Notre petit cercle recevait aussi des visiteurs d'occasion, tels que le capitaine Kartouzoff et le Juif Liamchine. Ce dernier était employé à la poste, il possédait un grand talent de pianiste; en outre, il imitait à merveille le bruit du tonnerre, les grognements du cochon, les cris d'une femme en couche et les vagissements d'un nouveau-né. Sa présence était un élément de gaieté dans nos réunions.
CHAPITRE II
LE PRINCE HARRY. -- UNE DEMANDE EN MARIAGE.
I
Il existait sur la terre un être à qui Barbara Pétrovna n'était pas moins attachée qu'à Stépan Trophimovitch: c'était son fils unique, Nicolas Vsévolodovitch Stavroguine. Il avait huit ans lorsque sa mère le confia aux soins d'un précepteur. Rendons justice à Stépan Trophimovitch: il sut se faire aimer de son élève. Tout son secret consistait en ce que lui-même était un enfant. Il ne me connaissait pas encore à cette époque; or, comme toute sa vie il eut besoin d'un confident, il n'hésita pas à investir de ce r?le le petit gar?on, dès que celui-ci e?t atteint sa dixième ou sa onzième année. La plus franche intimité s'établit entre eux, nonobstant la différence des ages et des situations. Plus d'une fois, Stépan Trophimovitch éveilla son jeune ami, à seule fin de lui révéler, avec des larmes dans les yeux, les amertumes dont il était abreuvé, ou bien encore il lui découvrait quelque secret domestique sans songer que cette manière d'agir était très blamable. Ils se jetaient dans les bras l'un de l'autre et pleuraient. L'enfant savait que sa mère l'aimait beaucoup; la payait-il de retour? j'en doute. Elle lui parlait peu et ne le contrariait guère, mais elle le suivait constamment des yeux, et il éprouvait toujours une sorte de malaise en sentant ce regard attaché sur lui. Pour tout ce qui concernait l'instruction et l'éducation de son fils, Barbara Pétrovna s'en remettait pleinement à Stépan Trophimovitch, car, dans ce temps-là, elle le voyait encore à travers ses illusions. Il est à croire que le ma?tre détraqua plus ou moins le système nerveux de son élève. Quand, à l'age se seize ans, Nicolas Vsévolodovitch fut envoyé au lycée, c'était un adolescent débile et pale dont la douceur et l'humeur rêveuse avaient quelque chose d'étrange. (Plus tard il se distingua par une force physique
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