Les parisiennes de Paris | Page 8

Théodore de Banville
rejoindre en arc, comme ceux d'une femme
amoureuse et jalouse. En s'achevant, tes formes sont devenues
luxuriantes et splendides comme celles de la maîtresse de Titien, et
Molière ne s'en plaint pas. A seize ans, tu as aimé, et pour ceux qui te
voyaient, pareille à une poétique bacchante des anciens âges, ardente et
franche Bourguignonne de Joigny, fille de vignerons à la noire
chevelure, il aurait pour ainsi dire semblé monstrueux qu'il en fût
autrement. Mais moi! je le répète, j'ai dix-sept ans et il faut que j'aie
dix-sept ans; j'y suis condamnée. Mais, me diras-tu, pendant combien
de temps? pendant toujours! Mais si on se souvient que j'avais dix-sept
ans l'année dernière, et que depuis cela il s'est écoulé une année? Ah!
oui, question terrible! Eh bien! voilà la réponse, il ne faut pas qu'on s'en
souvienne. Mais si mon coeur parle, si mon coeur bat? Il ne faut pas
qu'il batte! Rose, Emma et Adèle n'ont pas de coeur chez M. Scribe, et
moi je suis Rose, je suis Emma, je suis Adèle! Tout au plus
peuvent-elles répondre en baissant les yeux aux madrigaux murmurés
par un fiancé qui est leur cousin ou par un cousin qui est leur fiancé, sur
l'air de La Robe et les Bottes, et c'est ce que je peux faire comme elles

si le coeur m'en dit, car ma mère m'a déniché pour cela un cousin qui
est né avec des gants, et qui copie ses habits, ses cravates, son sourire et
jusqu'à ses moustaches absentes et à ses airs de tête sur ceux de M.
Berton, du Gymnase!
»Sans ironie, à présent, Jacqueline, voici la réalité de mon atroce
existence. Je me nomme, sur mon acte de naissance, Henriette-Cécile,
de beaux noms, comme tu vois, et pour avoir une allure enfantine, il
m'a fallu accepter le ridicule nom d'Émérance, emprunté à un roman de
madame Ancelot. Il m'a fallu conserver à mes bandeaux, par quels
procédés! cette nuance enfantine de blond pâle avec des lumières d'or
femelle que nul enfant ne garde passé quatre ans, quoi qu'il arrive! Ces
cheveux qui, soignés comme d'autres, auraient vécu quarante ans, et qui
meurent de sécheresse, je vois ce qu'il en reste après le démêloir, tous
les jours! Je porte une natte. Enfin, ô Jacqueline! j'ai vingt-quatre ans!
Sous cette fausse enfance que je fais durer avec épouvante et à force
d'intrigues, je sens poindre des rides qui ne pardonneront pas. Chez ma
mère, comme au théâtre, crois-tu que j'aie jamais eu le droit de quitter
les absurdes petits ouvrages au crochet et de prendre un livre sérieux
qui m'instruirait, ou un beau roman qui me raconterait les pensées et la
vie des autres, puisque moi je ne puis ni penser ni vivre! Non, car on
peut venir, et il faut qu'on me trouve vêtue du tablier de soie à bretelles,
parlant gnan-gnan, et même dans le salon de ma mère, courant après
les papillons de M. Scribe! Surtout et avant tout, à tout ce qu'on dit et à
tout ce qu'on nomme, il faut que je baisse les yeux et que je rougisse, et
pour cela, je te prie de le croire, je n'ai pas de peine, car mon sang
m'étouffe!
»Pourtant, j'ai aimé; ce n'est pas avec toi que je ferai la bégueule! Deux
fois, hélas, oui! deux fois déjà j'ai essayé d'oublier mon enfer dans les
illusions de ce rêve! J'ai connu l'amour, mais non pas comme toi, en
avouant fièrement celui que j'avais choisi et en me glorifiant d'une
passion sincère. C'est hypocritement, en mentant, en me cachant, que
j'ai prêté mon coeur sans le donner, avec l'arrière-pensée que je tentais
une chose impossible. Ces douces confidences, qui s'échangent aux
clartés amies de la nuit et parmi ses ombres silencieuses, c'est le jour
que je les ai faites, au grand soleil qui les effare, dans une maison où

j'entrais voilée, et d'où je sortais tremblante, masquée avec effroi de ma
pudeur jouée et de mon enfance d'emprunt. Et pourtant, chaque fois que
j'ai essayé ainsi d'échapper à ma solitude j'espérais bien que ce serait
pour toujours; mais chaque fois il m'a fallu rompre en me laissant juger
comme la dernière des femmes sans coeur, car tu connais notre
situation?
»Dix mille francs au moins par année pour la toilette de théâtre et la
toilette de ville, c'est ce que je dépense au bas mot pour être
pauvrement vêtue au milieu des grandes actrices, parmi lesquelles je
compte. Reste donc cinq mille francs pour vivre, ma mère, ma tante et
moi, dans un appartement qui en coûte déjà deux mille, et pour payer la
pension de ma petite soeur. Il arrive toujours un moment où les dettes
s'accumulent au point de rendre la vie impossible. Alors il faut avoir
recours à ces ressources
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