Les parisiennes de Paris | Page 7

Théodore de Banville
réelles; partout où il y aura un homme, prince ou
charbonnier, tu triompheras et vaincras par ce signe!
»Donc, c'est convenu, à Bourges comme partout, tu es enviée, fêtée,
applaudie, et, ce qui vaut mieux, aimée, et, ce qui vaut mieux, heureuse!
Rapporte-nous des tombereaux de fleurs et surtout beaucoup d'argent,
et même, si tu veux, des souvenirs. Mais, ô Jacqueline fortunée entre
toutes les comédiennes, est-ce que tu as le temps d'avoir des souvenirs,
toi déesse et reine de l'heure présente, toujours occupée à presser dans
le cristal de ta coupe quelque grappe fraîchement cueillie!
»D'ailleurs, ce n'est pas de toi, mais de moi que je veux te parler
aujourd'hui. Je t'écrirai une lettre tout égoïste, et j'ai besoin de te confier
tout, car aussi bien j'étouffe, et je me meurs d'ennui, de dégoût et de
désespoir. Oui, ma chérie! et, si ça n'était pas trop bête, je crois que
j'irais me jeter à l'eau comme une grisette; mon âme est triste jusqu'au
suicide et jusqu'au réchaud de charbon des repasseuses. Ce n'est pas
que je sois lasse de vivre, non! mais, tu le sais, toi qui me connais
jusque dans la moelle des os, au contraire, je suis lasse de ne pas vivre,
de m'agiter dans une éternelle fiction et d'être rivée à un mensonge qui
ne finit pas. Oh! Jacqueline, quel sort!
»Ne prends pas le temps de t'étonner, écoute-moi bien. Je t'écris après
une rupture, encore! après une rupture lâche, assassine, entourée
d'hypocrisie comme tout ce qui est ma vie. Mon coeur est déchiré en
deux, et personne ne peut me plaindre pour la catastrophe d'un amour
que je n'ai avoué à personne, et que d'ailleurs j'ai brisé moi-même. Il y
a bien ma mère qui sait tout; mais, ma mère!...
»Hein, les poëtes qui se sont plu à raconter les destinées ironiques et à
mettre des pleurs dans les yeux de Triboulet, s'ils connaissaient la vie
d'une ingénue de théâtre!... Mais, excepté nous deux, qui la connaîtrait?
Oui, tout saigne en moi, et il faut que je te fasse toucher une à une
toutes mes blessures; je veux te montrer le calice que j'épuise goutte à
goutte, grand Dieu! depuis dix années.
»Pour une femme qui joue les ingénues, les petites grues, comme tu dis

si bien, ces anges domestiques, Rose, Emma, Adèle, douées par les
auteurs de toutes les grâces enfantines, on croit que la comédie est finie
quand le rideau est baissé; hélas, c'est là qu'elle commence! Avoir pris
pendant quatre heures des inflexions et des moues de petite fille, avoir
couru après les papillons en menaçant de s'envoler soi-même, avoir
caché son coeur et sa gorge sous cette robe de mousseline blanche et
sous ce ridicule tablier de soie à bretelles qui au théâtre sont le symbole
de la jeunesse, ce n'est rien encore!
»Le public est féroce et veut plus que cela. Je gagne quinze mille francs,
soit; et les journaux proclament que je suis, depuis mademoiselle Anaïs
Aubert, la première et la seule ingénue; sais-tu à quel prix? Tu te
rappelles dans la Physiologie du Mariage ces phrases décisives comme
le couteau de la guillotine, au-dessus desquelles Balzac écrit le mot
Axiomes en lettres capitales? Eh bien, écoutes-en une comme ça;
celle-là, je suis payée pour pouvoir la faire!»
AXIOME:
«_La réputation de talent d'une ingénue au théâtre, est en raison directe
de sa réputation d'ingénuité à la ville._»
«Ces quelques mots ne te disent-ils pas toute l'horreur de ma vie?
»Si elle a plus de dix-sept ans,
»Si elle prend un amant,
»Si elle se marie,
»Si elle se montre coiffée à la Russe,
»Si elle cesse une minute de s'habiller en baby et de parler gnan-gnan,
»Si ses cheveux brunissent,
»S'il lui vient, comme à tout le monde, des bras et des épaules, et le
reste; si ses mains s'achèvent,

»Si on la rencontre dans la rue donnant le bras à un ami de son père (ce
qui arrive aux plus honnêtes jeunes filles),
»Enfin,
»Si elle est soupçonnée d'en savoir plus qu'Agnès,
»Et d'avoir lu autre chose que les Contes de Perrault et _Paul et
Virginie_,
»L'ingénue n'existe plus, le théâtre n'en veut plus, les auteurs n'en
veulent plus, les journaux n'en veulent plus, elle n'a qu'à faire ses
malles et à aller jouer les duègnes en province!
»Pour les autres comédiens, quand la pièce est finie, tout est fini. M.
Beauvallet n'est pas forcé d'être terrible, ni M. Hyacinthe bouffon
lorsqu'ils se promènent sur le boulevard; moi, je ne peux jamais quitter
mon masque, et je couche avec! Toi, n'est-ce pas? tu as vingt-deux ans,
tu l'avoues, et tu te pares de ton éclatante jeunesse. Ces magnifiques
sourcils dont je te parlais, et qui sont une de tes beautés, tu les vois sans
crainte épaissir encore et se
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