Les opinions de M. Jérôme Coignard | Page 8

Anatole France
poésie et de
l'éloquence, qui ne sont en réalité que des artifices de rhéteurs, propres
à l'amusement des badauds. Tirer l'homme au sublime est le propre d'un
esprit faible, qui se méprend sur la véritable nature de la race d'Adam,
laquelle est tout entière misérable et digne de pitié. Je me retiens de
dire que l'homme est un animal ridicule, par cette seule considération
que Jésus-Christ l'a racheté de son précieux sang. La noblesse de
l'homme réside uniquement dans ce mystère inconcevable, et les
humains, petits ou grands, ne sont, par eux-mêmes, que des bêtes
féroces et dégoûtantes.
M. Roman entra dans la boutique au moment où mon bon maître
prononçait ces dernières paroles.
--Holà! monsieur l'abbé, s'écria cet habile homme. Vous oubliez que
ces bêtes dégoûtantes et féroces sont soumises, tout au moins en
Europe, à une police admirable, et que des États comme le royaume de
France ou la république de Hollande sont bien éloignés de cette
barbarie et de cette rudesse qui vous offensent.
Mon bon maître repoussa dans le rayon le tome de Racine et répondit à
M. Roman, avec sa grâce coutumière:
--Je vous accorde, monsieur, que les actions des hommes d'État

prennent quelque ordre et quelque clarté dans les écrits des philosophes
qui en traitent, et j'admire dans votre ouvrage sur la Monarchie la suite
et l'enchaînement des idées. Mais souffrez, monsieur, que je fasse
honneur à vous seul des beaux raisonnements que vous prêtez aux
grands politiques des temps anciens et des jours présents. Ils n'avaient
pas l'esprit que vous leur donnez, et ces illustres, qui semblent avoir
mené le monde, étaient eux-mêmes le jouet de la nature et de la fortune.
Ils ne s'élevaient pas au-dessus de l'imbécillité humaine, et ce n'était
enfin que d'éclatants misérables.
En entendant impatiemment ce discours, M. Roman avait saisi un vieil
atlas. Il se mit à l'agiter avec un fracas qui se mêla au bruit de sa voix.
--Quel aveuglement! dit-il. Quoi, méconnaître l'action des grands
ministres, des grands citoyens! Ignorez-vous à ce point l'histoire qu'il
ne vous apparaisse pas qu'un César, un Richelieu, un Cromwell, pétrit
les peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un État
marche comme une montre aux mains de l'horloger?
--Je ne le vois point, reprit mon bon maître, et depuis cinquante ans que
j'existe, j'ai observé que ce pays avait plusieurs fois changé de
gouvernement, sans que la condition des personnes y eût changé, sinon
par un insensible progrès qui ne dépend point des volontés humaines.
D'où je conclus qu'il est à peu près indifférent d'être gouverné d'une
manière ou d'une autre, et que les ministres ne sont considérables que
par leur habit et leur carrosse.
--Pouvez-vous parler ainsi, répliqua M. Roman, au lendemain de la
mort d'un ministre d'État qui eut tant de part aux affaires, et qui, après
une longue disgrâce, expire dans le moment qu'il ressaisissait le
pouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vous
pouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure après lui.
--Monsieur, répondit mon bon maître, ce ministre fut honnête homme,
laborieux, appliqué, et l'on peut dire de lui, comme de monsieur
Vauban, qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne
prit jamais soin de plaire à personne. Je le louerai surtout de s'être
amélioré dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y gâtent. Il

avait l'âme forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Il est
louable encore d'avoir porté tranquillement sur ses larges épaules les
haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis mêmes lui
accordent une secrète estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, de
considérable, et par quoi vous apparaît-il autre chose que le jouet des
vents qui soufflaient autour de lui? Les jésuites qu'il a chassés sont
revenus; la petite guerre de religion qu'il avait allumée afin de divertir
le peuple s'est éteinte, ne laissant après la fête que la carcasse puante
d'un méchant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde, le génie du
divertissement ou plutôt des diversions. Son parti, qui n'était que celui
de l'occasion et des expédients, n'avait pas attendu sa mort pour
changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sa cabale resta
fidèle à son maître et à elle-même en continuant d'obéir aux
circonstances. Est-ce donc là une oeuvre dont la grandeur étonne?
--C'en est une admirable en effet, répondit M. Roman. Et ce ministre
eût-il seulement tiré l'art du gouvernement des nuages de la
métaphysique pour le ramener à la réalité des choses, que je l'en
chargerais de louanges. Son parti, dites-vous, fut celui de l'occasion et
des expédients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaires
humaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux expédients
utiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il
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