Les opinions de M. Jérôme Coignard | Page 9

Anatole France
eût fait, si la mobilité
pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaires lui
avaient laissé quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvrage
d'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes,
instruments nécessaires, lui firent défaut pour établir son bienfaisant
despotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la
politique intérieure. Vous ne devez pas oublier que, à l'extérieur, il dota
sa patrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en cela
d'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conquêtes seul et
malgré le parlement dont il dépendait.
--Monsieur, répondit mon bon maître, il montra de l'énergie et de
l'habileté dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus,
peut-être, qu'un bourgeois n'en déploie pour acheter une terre. Et ce qui
me gâte toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que les
Européens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et de

l'Amérique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes
jaunes ou noirs, se voient forcés de les exterminer. L'on ne vient à bout
des sauvages que par une sauvagerie perfectionnée. C'est à cette
extrémité qu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas
que les Espagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouvé
quelque avantage; mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout à fait à
l'aventure dans ces grandes et cruelles expéditions. Qu'est-ce que la
sagesse et la volonté d'un homme dans des entreprises qui intéressent le
commerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par conséquent,
dépendent d'une immense quantité d'êtres minuscules? La part d'un
ministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous paraît notable,
c'est parce que notre esprit, tourné à la mythologie, veut donner un nom
et une figure à toutes les forces secrètes de la nature. Qu'a-t-il inventé,
votre ministre, en fait de colonies, qui ne fût déjà connu des Phéniciens,
au temps de Cadmus?
A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire alla
ramasser doucement.
--Monsieur l'abbé, dit-il, je découvre à regret que vous êtes sophiste.
Car il faut l'être pour offusquer avec Cadmus et les Phéniciens les
entreprises coloniales du ministre défunt. Vous n'avez pu nier que ces
entreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ce
Cadmus pour nous embrouiller.
--Monsieur, dit l'abbé, laissons là Cadmus puisqu'il vous fâche. Je veux
dire seulement qu'un ministre a peu de part à ses propres entreprises et
qu'il n'en mérite ni la gloire, ni la honte; je veux dire que, si, dans la
comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme
les peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et que
réellement ils sont les uns et les autres conduits par une force invisible.

II
SAINT ABRAHAM

En cette nuit d'été, tandis que les moucherons dansaient autour de la
lanterne du Petit-Bacchus, M. l'abbé Coignard prenait le frais sous le
porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. Il y méditait, à sa coutume,
lorsque Catherine vint s'asseoir à côté de lui sur le banc de pierre. Mon
bon maître était enclin à louer Dieu dans ses oeuvres. Il prit plaisir à
contempler cette belle fille, et comme il avait l'esprit riant et orné, il lui
tint des propos agréables. Il la loua d'avoir de l'esprit non seulement sur
la langue, mais encore à la gorge et dans le reste de sa personne, et de
sourire avec ses lèvres et ses joues, moins encore qu'avec toutes les
fossettes et tous les jolis plis de sa chair, en sorte qu'on souffrait
impatiemment les voiles qui empêchaient qu'on ne la vît sourire tout
entière.
--Puisque enfin, disait-il, il faut pécher sur cette terre, et que nul ne peut,
sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous, mademoiselle, que je
voudrais que la grâce divine me fît défaut de préférence, si toutefois tel
pouvait être votre bon plaisir. J'y rencontrerais deux avantages précieux,
à savoir: premièrement, de pécher avec une joie rare et des délices
singulières; secondement, de trouver ensuite une excuse dans la
puissance de vos charmes, car il est sans doute écrit au livre du
Jugement que vos attraits sont irrésistibles. Cela doit être considéré.
L'on voit des imprudents qui forniquent avec des femmes laides et mal
faites. Ces malheureux, en travaillant de la sorte, risquent fort de perdre
leur âme; car ils pèchent pour pécher, et leur faute laborieuse est pleine
de malice. Tandis qu'une si belle peau que la vôtre, Catherine, est une
excuse aux yeux de l'Éternel. Vos charmes allègent merveilleusement
la faute, qui devient pardonnable, étant involontaire. Pour tout vous
dire, mademoiselle, je sens que, près de vous, la grâce divine
m'abandonne et fuit à tire-d'aile. Au moment que je vous parle, ce n'est
plus qu'un petit point blanc au-dessus de ces toits où, dans
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