Les opinions de M. Jérôme Coignard | Page 7

Anatole France
cave et du jardin;
cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires.
--J'y consens volontiers, répondait le doux Tournebroche, mais quand
vous aurez détruit tous les principes, ô mon maître, que subsistera-t-il?
A quoi le maître répondait:
--Après la destruction de tous les faux principes, la société subsistera,
parce qu'elle est fondée sur la nécessité, dont les lois, plus vieilles que
Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrôné Jupiter.
Depuis le temps où l'abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieurs
fois détrôné Jupiter, et les prophéties du sage se sont vérifiées si
littéralement qu'on doute aujourd'hui, tant le nouvel ordre ressemble à
l'ancien, si l'empire n'est point resté à l'antique Jupiter. Plusieurs même
nient l'avènement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sa poitrine la
blessure par où l'aigle de l'injustice lui arrachait le coeur et qui devait
saigner éternellement. Il ne sait rien des douleurs et des révoltes de
l'exil. Ce n'est pas le dieu ouvrier qui nous était promis et que nous
attendions, c'est le gras Jupiter de l'ancien et risible Olympe. Quand
donc paraîtra-t-il, le robuste ami des hommes, l'allumeur du feu, le
Titan encore cloué sur son rocher? Un bruit effrayant venu de la
montagne annonce qu'il soulève de dessus le roc inique ses épaules
déchirées et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain.
Étranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux spéculations pures et
se répandait volontiers en idées générales. Cette disposition de son
esprit, qui pouvait lui nuire auprès de ses contemporains, donne à ses
réflexions, après un siècle et demi, quelque prix et une certaine utilité.
Nous y pouvons apprendre à mieux connaître nos propres moeurs et à
démêler le mal qui s'y trouve.
Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles
sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons
pas les nôtres. Or, comme il n'est pas une seule époque, dans le passé,
où l'homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait

miraculeux que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute
bêtise, toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l'abbé
Coignard nous aideraient à faire notre examen de conscience, si nous
n'étions semblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les
oreilles n'entendent point. Avec un peu de bonne foi et de
désintéressement, nous reconnaîtrions bien vite que nos codes sont
encore un nid d'injustices, que nous gardons dans nos moeurs
l'héréditaire dureté de l'avarice et de l'orgueil, que nous estimons la
seule richesse et n'honorons point le travail; notre ordre de choses nous
apparaîtrait ce qu'il est en effet, un ordre précaire et misérable, que
condamne la justice des choses à défaut de celle des hommes et dont la
ruine est commencée; nos riches nous sembleraient aussi stupides que
ces hannetons qui continuent de manger la feuille de l'arbre, pendant
que le petit scarabée, introduit dans leur corps, leur dévore les entrailles;
nous ne nous laisserions plus endormir par les fausses et plates
déclamations de nos gens d'État; nous prendrions en pitié nos
économistes qui se disputent entre eux sur le prix des meubles dans la
maison qui brûle. Les propos de l'abbé Coignard nous font paraître un
dédain prophétique de ces grands principes de la Révolution et de ces
droits de la démocratie sur lesquels nous avons établi pendant cent ans,
avec toutes les violences et toutes les usurpations, une suite incohérente
de gouvernements insurrectionnels, condamnant sans ironie les
insurrections. Si nous commencions à sourire un peu de ces sottises,
qui parurent augustes et furent parfois sanglantes; si nous nous
apercevions que les préjugés modernes ont comme les anciens des
effets ou ridicules ou odieux; si nous nous jugions les uns les autres
avec un scepticisme charitable, les querelles seraient moins vives dans
le plus beau pays du monde et M. l'abbé Coignard aurait travaillé pour
sa part au bien universel.
ANATOLE FRANCE

LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD

I

LES MINISTRES D'ÉTAT
Cette après-dînée, M. l'abbé Jérôme Coignard fit visite, comme il avait
accoutumé, à M. Blaizot, libraire rue Saint-Jacques, à l'Image
Sainte-Catherine. Avisant sur les tablettes les oeuvres de Jean Racine,
il se mit à feuilleter négligemment un des tomes de cet ouvrage.
--Ce poète, nous dit-il, n'était pas sans génie, et s'il avait haussé son
esprit à écrire ses tragédies en vers latins, il serait digne de louange,
surtout à l'endroit de son Athalie, où il a montré qu'il entendait assez
bien la politique. Corneille n'est, en regard de lui, qu'un vain
déclamateur. Cette tragédie de l'avènement de Joas découvre
quelques-uns des ressorts dont le jeu élève et renverse les empires. Et il
faut croire que monsieur Racine avait l'esprit de finesse dont nous
devons faire plus de cas que de toutes les sublimités de la
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