chacun est juge de l'intérêt qu'il y doit porter.
Mais vous lui eussiez fait un tableau véritable et terrible de cet ordre de
nature qu'il veut rétablir; vous lui eussiez montré dans l'idylle qu'il rêve
une infinité de tragédies domestiques et sanglantes et dans sa
bienheureuse anarchie le commencement d'une tyrannie épouvantable.
Cela m'amène à préciser l'attitude que M. l'abbé Coignard prenait, au
Petit-Bacchus, en face des gouvernements et des peuples. Il ne
respectait ni les assises de la société ni l'arche de l'empire. Il tenait pour
sujette au doute et objet de disputes la vertu même de la sainte
Ampoule qui était de son temps le principe de l'État, comme
aujourd'hui le suffrage universel. Cette liberté, qui eût alors scandalisé
tous les Français, ne nous choque plus. Mais ce serait mal comprendre
notre philosophe que d'excuser la vivacité de ses critiques sur les abus
de l'ancien régime. M. l'abbé Coignard ne faisait pas grande différence
des gouvernements qu'on nomme absolus à ceux qu'on nomme
gouvernements libres, et nous pouvons supposer que, s'il avait vécu de
nos jours, il aurait gardé une forte dose de ce généreux mécontentement
dont son coeur était plein.
Comme il remontait aux principes, il eût découvert sans doute la vanité
des nôtres. J'en juge par un de ses propos qui nous a été conservé.
«Dans une démocratie, disait M. l'abbé Coignard, le peuple est soumis
à sa volonté, ce qui est un dur esclavage. En fait, il est aussi étranger et
contraire à sa propre volonté qu'il pouvait l'être à celle du Prince. Car la
volonté commune ne se retrouve que peu ou point dans chaque
personne, qui pourtant en subit la contrainte tout entière. Et l'universel
suffrage n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe qui apporta le
Saint Chrême dans son bec. Le gouvernement populaire, ainsi que le
monarchique, repose sur des fictions et vit d'expédients. Il importe
seulement que les fictions soient acceptées et les expédients heureux.»
Cette maxime suffit à nous faire croire qu'il eût gardé de nos jours cette
riante et fière liberté dont il embellit son âme au temps des rois.
Pourtant il n'eût jamais été révolutionnaire. Il avait trop peu d'illusions
pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernements dussent être
détruits autrement que par ces forces aveugles et sourdes, lentes et
irrésistibles, qui emportent tout.
Il croyait qu'un même peuple ne peut être gouverné que d'une seule
façon dans le même temps pour cette raison que, les nations étant des
corps, leurs fonctions dépendent de la structure des membres, et de
l'état des organes, c'est-à-dire de la terre et du peuple et non des
gouvernements qui sont ajustés à la nation comme des habits au corps
d'un homme.
«Le malheur, ajoutait-il, est qu'il en va des peuples comme d'Arlequin
et de Gilles à la foire. Leur habit est d'ordinaire ou trop lâche ou trop
serré, incommode, ridicule, miteux, couvert de taches, et tout grouillant
de vermine. On y peut remédier en le secouant avec prudence, et en y
portant çà et là l'aiguille et au besoin les ciseaux très délicatement, pour
n'avoir pas à faire les frais d'un autre aussi mauvais, mais sans
s'obstiner non plus à garder l'ancien après que le corps a changé de
forme avec l'âge.»
On voit par là que M. l'abbé Coignard conciliait l'ordre et le progrès et
qu'il n'était pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n'excitait personne à
la révolte et souhaitait que les institutions fussent usées et limées par un
frottement continu plutôt que renversées et brisées à grands coups. Il
faisait observer sans cesse à ses disciples que les plus âpres lois se
polissaient merveilleusement par l'usage, et que la clémence du temps
est plus sûre que celle des hommes. Quant à voir refaire d'une fois le
corps informe des lois, il ne l'espérait ni ne le souhaitait, comptant peu
sur les bienfaits d'une législation soudaine. Parfois Jacques
Tournebroche lui demandait s'il ne craignait pas que sa philosophie
critique, s'exerçant sur des institutions nécessaires, et que lui-même
estimait telles, n'eût pour effet inopportun d'ébranler ce qu'il faut
conserver.
--Pourquoi, lui disait son disciple fidèle, pourquoi donc, ô le meilleur
des maîtres, réduire en poussière les fondements du droit, de la justice,
des lois, et généralement de toutes les magistratures civiles et militaires,
puisque vous reconnaissez qu'il faut un droit, une justice, une armée,
des magistrats et des sergents?
--Mon fils, répondait M. l'abbé Coignard, j'ai toujours observé que les
maux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées
et les scorpions sortent de l'ombre des caveaux et de l'humidité des
courtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu à
l'aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon même de donner çà
et là quelque petit coup de pioche dans les murs de la
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