dans les
codes une consistance artificielle. J'ai dit qu'il n'avait pas formé de
système, étant peu enclin à résoudre les difficultés par les sophismes. Il
est visible qu'une première difficulté l'arrêta net dans ses méditations
sur les moyens d'établir le bonheur ou seulement la paix sur la terre. Il
était persuadé que l'homme est naturellement un très méchant animal,
et que les sociétés ne sont abominables que parce qu'il met son génie à
les former. Il n'attendait par conséquent aucun bien d'un retour à la
nature. Je doute qu'il eût changé de sentiment s'il avait assez vécu pour
lire l'Émile. Quand il mourut, Jean-Jacques n'avait pas encore remué le
monde par l'éloquence de la sensibilité la plus vraie unie à la logique la
plus fausse. Ce n'était alors qu'un petit vagabond, qui,
malheureusement pour lui, trouvait d'autres abbés que M. Jérôme
Coignard, sur les bancs des promenades désertes de Lyon. On peut
regretter que M. Coignard, qui connut toute espèce de personnes, n'ait
pas rencontré d'aventure le jeune ami de madame de Warens; mais cela
n'eût fait qu'une scène amusante, un tableau romantique: Jean-Jacques
aurait peu goûté la sagesse désabusée de notre philosophe. Rien ne
ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M. l'abbé
Coignard. Cette dernière est empreinte d'une bienveillante ironie. Elle
est indulgente et facile. Fondée sur l'infirmité humaine, elle est solide
par la base. A l'autre, manque le doute heureux et le sourire léger.
Comme elle s'assied sur le fondement imaginaire de la bonté originelle
de nos semblables, elle se trouve dans une posture gênante, dont elle ne
sent pas elle-même tout le comique. C'est la doctrine des hommes qui
n'ont jamais ri. Son embarras se trahit par de la mauvaise humeur. Elle
est mal gracieuse. Ce ne serait rien encore; mais elle ramène l'homme
au singe et se fâche hors de propos quand elle voit que le singe n'est pas
vertueux. En quoi elle est absurde et cruelle. On le vit bien quand des
hommes d'État voulurent appliquer le Contrat social à la meilleure des
républiques.
Robespierre vénérait la mémoire de Rousseau. Il eût tenu M. l'abbé
Coignard pour un méchant homme. Je n'en ferais pas la remarque, si
Robespierre était un monstre. Mais c'était au contraire un homme d'une
haute intelligence et de moeurs intègres. Par malheur, il était optimiste
et croyait à la vertu. Avec les meilleures intentions, les hommes d'État
de ce tempérament font tout le mal possible. Si l'on se mêle de conduire
les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont de mauvais singes.
A cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant.
La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la terre.
Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés,
généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre
croyait à la vertu: il fit la Terreur. Marat croyait à la justice: il
demandait deux cent mille têtes. M. l'abbé Coignard est peut-être, de
tous les esprits du XVIIIe siècle, celui dont les principes sont le plus
opposés aux principes de la Révolution. Il n'aurait pas signé une ligne
de la Déclaration des droits de l'homme, à cause de l'excessive et inique
séparation qui y est établie entre l'homme et le gorille.
J'ai reçu la semaine dernière la visite d'un compagnon anarchiste qui
m'honore de son amitié et que j'aime parce que, n'ayant pas encore eu
de part au gouvernement de son pays, il a gardé beaucoup d'innocence.
Il ne veut tout faire sauter que parce qu'il croit les hommes
naturellement bons et vertueux. Il pense que, délivrés de leurs biens,
affranchis des lois, ils dépouilleront leur égoïsme et leur méchanceté. Il
a été conduit à la férocité la plus sauvage par l'optimisme le plus tendre.
Tout son malheur et tout son crime est d'avoir porté dans l'état de
cuisinier où il fut condamné une âme élyséenne, faite pour l'âge d'or.
C'est un Jean-Jacques très simple et très honnête qui ne s'est point
laissé troubler par la vue d'une madame d'Houdetot, ni adoucir par la
générosité polie d'un maréchal de Luxembourg. Sa pureté le laisse à sa
logique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu'un ministre, mais il part
d'un principe absurde. Il ne croit pas au péché originel, et pourtant c'est
là un dogme d'une vérité si solide et stable qu'on a pu bâtir dessus tout
ce qu'on a voulu.
Que n'étiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l'abbé Coignard,
pour lui faire sentir la fausseté de sa doctrine? Vous n'eussiez pas parlé
à ce généreux utopiste des bienfaits de la civilisation et des intérêts de
l'État. Vous saviez que ce sont là des plaisanteries qu'il est indécent de
faire aux malheureux; vous saviez que l'ordre public n'est que la
violence organisée et que
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