Les opinions de M. Jérôme Coignard | Page 4

Anatole France

mesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé de
porter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve ce

reproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais si
vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la
bonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un sens
large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux
déserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait avec
cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère et le
principe de sa doctrine.
Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne
trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des
philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte
Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur
enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur,
ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié;
qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des
vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueil
comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre
nature.
Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le
sentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils se
faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine, ils
seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sa
bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs
sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il avait à
coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginé ni
construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bien vivement, et
que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus grands ouvrages,
tels que les lois et les empires, ils s'y battraient seulement en jouant, et
pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent des châteaux de sable au
bord de la mer.
Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissât toutes
ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneurs aux
dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âme
clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant
d'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine et le

sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en
était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre
de leurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies
de la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise
compagnie à la bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les
publicains et les prostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la
sympathie et les trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses
actions, qui sont contées dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Je
n'ai pas à savoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait
mieux que sa vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles
dépendent moins de nous que de la fortune. Elles nous sont données de
toutes mains; nous ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable
pensée est tout ce que nous possédons en propre. De là cette vanité des
jugements du monde. Toutefois, je constate avec plaisir que tous les
gens d'esprit, sans exception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et
plaisant. Aussi faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une
belle créature de Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui,
seules, importent ici.
Ce qu'il avait le moins, c'était le sens de la vénération. La nature le lui
avait refusé, et il ne fit rien pour l'acquérir. Il eût craint, en exaltant les
uns, d'abaisser les autres, et sa charité universelle s'étendait également
sur les humbles et sur les superbes. Elle se portait vers les victimes
avec plus de sollicitude, mais les bourreaux eux-mêmes lui semblaient
trop misérables pour valoir quelque haine. Il ne leur souhaitait pas de
mal, et les plaignait seulement d'être méchants.
Il ne croyait pas que les représailles, ou légales ou spontanées, fissent
autre chose qu'ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait ni dans
l'à-propos piquant des vengeances privées ni dans la majestueuse
cruauté des lois, et, s'il lui arrivait de sourire quand on rossait les
sergents, c'était l'effet d'un pur mouvement de la chair et du sang, et par
naturelle bonhomie.
C'est qu'il s'était formé du mal une idée simple et sensible. Il la
rapportait uniquement aux organes de l'homme et à ses sentiments
naturels, sans la compliquer de tous les préjugés qui prennent
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