Les mystères de Paris, Tome V | Page 7

Eugène Süe
elle pour vouloir se charger
de son avenir? Ne l'avait-il pas envoyée à sa ferme de Bouqueval dont
nous l'avons fait enlever?...
--Oui, grâce à votre persistance à vouloir rompre tous les liens
d'affection du prince, dans l'espoir insensé de le ramener un jour à vous.
--Et cependant, sans cet espoir insensé, je n'aurais pas découvert, au
prix de ma vie, le secret de l'existence de ma fille. N'est-ce pas enfin
par cette femme qui l'avait arrachée de la ferme que j'ai connu l'indigne
fourberie du notaire Jacques Ferrand?
--Il est fâcheux qu'on m'ait refusé ce matin l'entrée de Saint-Lazare, où
se trouve, vous a-t-on dit, cette malheureuse enfant; malgré ma vive
insistance, on en a voulu répondre à aucun des renseignements que je
demandais, parce que je n'avais pas de lettre d'introduction auprès du
directeur de la prison. J'ai écrit au préfet en votre nom, mais je n'aurai
sans doute sa réponse que demain, et le prince va être ici tout à l'heure.
Encore une fois, je regrette que vous ne puissiez lui présenter
vous-même votre fille; il eût mieux valu attendre sa sortie de prison
avant de mander le grand-duc ici.
--Attendre! et sais-je seulement si la crise salutaire où je me trouve
durera jusqu'à demain? Peut-être suis-je passagèrement soutenue par la

seule énergie de mon ambition.
--Mais quelles preuves donnerez-vous au prince? Vous croira-t-il?
--Il me croira lorsqu'il aura lu le commencement de la révélation que
j'écrivais sous la dictée de cette femme quand elle m'a frappée,
révélation dont heureusement je n'ai oublié aucune circonstance; il me
croira lorsqu'il aura lu votre correspondance avec Mme Séraphin et
Jacques Ferrand jusqu'à la mort supposée de l'enfant; il me croira
lorsqu'il aura entendu les aveux du notaire, qui, épouvanté de mes
menaces, sera ici tout à l'heure; il me croira lorsqu'il verra le portrait de
ma fille à l'âge de six ans, portrait qui, m'a dit cette femme, est encore à
cette heure d'une ressemblance frappante. Tant de preuves suffiront
pour montrer au prince que je dis vrai, et pour décider chez lui ce
premier mouvement qui peut faire de moi presque une reine... Ah! ne
fût-ce qu'un jour, une heure, au moins je mourrais contente!
À ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui entrait dans la cour.
--C'est lui... c'est Rodolphe!..., s'écria Sarah à Thomas Seyton.
Celui-ci s'approcha précipitamment d'un rideau, le souleva et répondit:
--Oui, c'est le prince; il descend de voiture.
--Laissez-moi seule, voici le moment décisif, dit Sarah avec un
sang-froid inaltérable, car une ambition monstrueuse, un égoïsme
impitoyable avait toujours été et était encore l'unique mobile de cette
femme. Dans l'espèce de résurrection miraculeuse de sa fille, elle ne
voyait que le moyen de parvenir enfin au but constant de sa vie.
Après avoir un moment hésité à quitter l'appartement, Thomas Seyton,
se rapprochant tout à coup de sa soeur, lui dit:
--C'est moi qui apprendrai au prince comment votre fille, qu'on avait
crue morte, a été sauvée. Cet entretien serait trop dangereux pour vous...
une émotion violente vous tuerait, et après une séparation si longue... la
vue du prince... les souvenirs de ce temps...

--Votre main, mon frère, dit Sarah.
Puis, appuyant sur son coeur impassible la main de Thomas Seyton,
elle ajouta avec un sourire sinistre et glacial:
--Suis-je émue?
--Non... rien... rien... pas un battement précipité, dit Seyton avec
stupeur, je sais quel empire vous avez sur vous-même. Mais dans un tel
moment, mais quand il s'agit pour vous ou d'une couronne ou de la
mort... car, encore une fois, songez-y, la perte de cette dernière
espérance vous serait mortelle. En vérité, votre calme me confond!
--Pourquoi cet étonnement, mon frère? Jusqu'ici, ne le savez-vous pas?
rien... non, rien n'a jamais fait battre ce coeur de marbre: il ne palpitera
que le jour où je sentirai poser sur mon front la couronne souveraine.
J'entends Rodolphe... laissez-moi...
--Mais...
--Laissez-moi, s'écria Sarah d'un ton si impérieux, si résolu, que son
frère quitta l'appartement quelques moments avant qu'on y eût introduit
le prince.
Lorsque Rodolphe entra dans le salon, son regard exprimait la pitié.
Mais, voyant Sarah assise dans son fauteuil et presque parée, il recula
de surprise, sa physionomie devint aussitôt sombre et méfiante.
La comtesse, devinant sa pensée, lui dit d'une voix douce et faible:
--Vous croyiez me trouver expirante, vous veniez pour recevoir mes
derniers adieux?
--J'ai toujours regardé comme sacrés les derniers voeux des mourants:
mais il s'agit d'une tromperie sacrilège...
--Rassurez-vous, dit Sarah en interrompant Rodolphe, rassurez-vous, je
ne vous ai pas trompé; il me reste, je crois, peu d'heures à vivre.
Pardonnez-moi une dernière coquetterie. J'ai voulu vous épargner le

sinistre entourage qui accompagne ordinairement l'agonie; j'ai voulu
mourir vêtue comme je l'étais la première fois où je vous vis. Hélas!
après dix années de séparation, vous voilà donc
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