Les mystères de Paris, Tome V | Page 6

Eugène Süe
été ma pensée constante
de profiter de la toute-puissante révélation que m'a faite cette femme au
moment de m'assassiner.
--De même pendant votre délire... vous reveniez sans cesse à cette idée.
--Parce que cette idée seule soutenait ma vie chancelante. Quel espoir!...
princesse souveraine... presque reine!... ajouta-t-elle avec enivrement.
--Encore une fois, Sarah, pas de rêves insensés; le réveil serait terrible.
--Des rêves insensés?... Comment! lorsque Rodolphe saura que cette
jeune fille aujourd'hui prisonnière à Saint-Lazare[2], et autrefois
confiée au notaire qui l'a fait passer pour morte, est notre enfant, vous
croyez que...
Seyton interrompit sa soeur:
--Je crois, reprit-il avec amertume, que les princes mettent les raisons

d'État, les convenances politiques avant les devoirs naturels.
--Comptez-vous si peu sur mon adresse?
--Le prince n'est plus l'adolescent candide et passionné que vous avez
autrefois séduit; ce temps est bien loin de lui... et de vous, ma soeur.
Sarah haussa légèrement les épaules et dit:
--Savez-vous pourquoi j'ai voulu orner mes cheveux de ce bandeau de
corail, pourquoi j'ai mis cette robe blanche? C'est que la première fois
que Rodolphe m'a vue, à la cour de Gerolstein, j'étais vêtue de blanc, et
je portais ce même bandeau de corail dans mes cheveux.
--Comment! dit Thomas Seyton en regardant sa soeur avec surprise,
vous voulez évoquer ces souvenirs? vous n'en redoutez pas au contraire
l'influence?
--Je connais Rodolphe mieux que vous. Sans doute mes traits,
aujourd'hui changés par l'âge et par la souffrance, ne sont plus ceux de
la jeune fille de seize ans qu'il a éperdument aimée, qu'il a seule aimée,
car j'étais son premier amour... Et cet amour, unique dans la vie de
l'homme, laisse toujours dans son coeur des traces ineffaçables. Aussi,
croyez-moi, mon frère, la vue de cette parure réveillera chez Rodolphe
non-seulement les souvenirs de son amour, nais encore ceux de sa
jeunesse... Et pour les hommes ces derniers souvenirs sont toujours
doux et précieux.
--Mais à ces doux souvenirs s'en joignent de terribles; et le sinistre
dénoûment de votre amour? et l'odieuse conduite du père du prince
envers vous? et votre silence obstiné lorsque Rodolphe, après votre
mariage avec le comte Mac-Gregor, vous redemandait votre fille alors
tout enfant, votre fille dont une froide lettre de vous lui a appris la mort
il y a dix ans? Oubliez-vous donc que depuis ce temps le prince n'a eu
pour vous que mépris et haine?
--La pitié a remplacé la haine. Depuis qu'il m'a sue mourante, chaque
jour il a envoyé le baron de Graün s'informer de mes nouvelles.

--Par humanité.
--Tout à l'heure, il m'a fait répondre qu'il allait venir ici. Cette
concession est immense, mon frère.
--Il vous croit expirante; il suppose qu'il s'agit d'un dernier adieu, et il
vient. Vous avez eu tort de ne pas lui écrire la révélation que vous allez
lui faire.
--Je sais pourquoi j'agis ainsi. Cette révélation le comblera de surprise,
de joie et je serai là pour profiter de son premier élan d'attendrissement.
Aujourd'hui, ou jamais, il me dira: «Un mariage doit légitimer la
naissance de notre enfant.» S'il le dit, sa parole est sacrée, et l'espoir de
toute ma vie est enfin réalisé.
--S'il vous fait cette promesse, oui.
--Et pour qu'il la fasse, rien n'est à négliger dans cette circonstance
décisive. Je connais Rodolphe, il me hait, quoique je ne devine pas le
motif de sa haine, car jamais je n'ai manqué devant lui au rôle que je
m'étais imposé.
--Peut-être, car il n'est pas homme à haïr sans raison.
--Il n'importe; une fois certain d'avoir retrouvé sa fille, il surmontera
son aversion pour moi, et ne reculera devant aucun sacrifice pour
assurer à son enfant le sort le plus enviable, pour la rendre aussi
magnifiquement heureuse qu'elle aura été jusqu'alors infortunée.
--Qu'il assure le sort le plus brillant à votre fille, soit; mais entre cette
réparation et la résolution de vous épouser afin de légitimer la
naissance de cette enfant, il y a un abîme.
--Son amour de père comblera cet abîme.
--Mais cette infortunée a sans doute vécu jusqu'ici dans un état précaire
ou misérable?
--Rodolphe voudra d'autant plus l'élever qu'elle aura été plus abaissée.

--Songez-y donc, la faire asseoir au rang des familles souveraines de
l'Europe! la reconnaître pour sa fille aux yeux de ces princes, de ces
rois dont il est le parent ou l'allié!
--Ne connaissez-vous pas son caractère étrange, impétueux et résolu,
son exagération chevaleresque à propos de tout ce qu'il regarde comme
juste et commandé par le devoir?
--Mais cette malheureuse enfant a peut-être été si viciée par la misère
où elle doit avoir vécu, que le prince, au lieu d'éprouver de l'attrait pour
elle...
--Que dites-vous? s'écria Sarah en interrompant son frère. N'est-elle pas
aussi belle jeune fille qu'elle était ravissante enfant? Rodolphe, sans la
connaître, ne s'était-il pas assez intéressé à
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