Les mystères de Paris, Tome V | Page 5

Eugène Süe
sa frénésie pour Cecily, avait allumé chez
ce misérable une fièvre dévorante.
Ce n'était pas tout... dans l'accès auquel Jacques Ferrand était alors en
proie, Polidori remarquait avec inquiétude certains pronostics d'une des
plus effrayantes maladies qui aient jamais épouvanté l'humanité, et dont
Paulus et Arétée, aussi grands observateurs que grands moralistes, ont
si admirablement tracé le foudroyant tableau.
Tout à coup on frappa précipitamment à la porte du cabinet.
--Jacques, dit Polidori au notaire, Jacques, remets-toi... voici
quelqu'un...
Le notaire ne l'entendit pas. À demi couché sur son bureau, il se tordait
dans des spasmes convulsifs.
Polidori alla ouvrir la porte, il vit le maître-clerc de l'étude qui, pâle et
la figure bouleversée, s'écria:
--Il faut que je parle à l'instant à M. Ferrand!
--Silence... il est dans ce moment très-souffrant... il ne peut vous
entendre, dit Polidori à voix basse, et, sortant du cabinet du notaire, il
en ferma la porte.
--Ah! monsieur, s'écria le maître-clerc, vous, le meilleur ami de M.
Ferrand, venez à son secours; il n'y a pas un moment à perdre.
--Que voulez-vous dire?

--D'après les ordres de M. Ferrand, j'étais allé dire à Mme la comtesse
Mac-Gregor qu'il ne pouvait se rendre chez elle aujourd'hui, ainsi
qu'elle le désirait...
--Eh bien?
--Cette dame, qui paraît maintenant hors de danger, m'a fait entrer dans
sa chambre. Elle s'est écriée d'un ton menaçant: «Retournez dire à M.
Ferrand que, s'il n'est pas ici, chez moi, dans une demi-heure, avant la
fin du jour il sera arrêté comme faussaire... car l'enfant qu'il a fait
passer pour morte ne l'est pas... je sais à qui il l'a livrée, je sais où elle
est[1].»
--Cette femme délirait, répondit froidement Polidori en haussant les
épaules.
--Vous le croyez, monsieur?
--J'en suis sûr.
--Je l'avais pensé d'abord, monsieur; mais l'assurance de Mme la
comtesse...
--Sa tête aura sans doute été affaiblie par la maladie... et les
visionnaires croient toujours à leurs visions.
--Vous avez sans doute raison, monsieur; car je ne pouvais m'expliquer
les menaces de la comtesse à un homme aussi respectable que M.
Ferrand.
--Cela n'a pas le sens commun.
--Je dois vous dire aussi, monsieur, qu'au moment où je quittais la
chambre de Mme la comtesse, une de ses femmes est entrée
précipitamment en disant: «Son Altesse sera ici dans une heure.»
--Cette femme a dit cela? s'écria Polidori.
--Oui, monsieur, et j'ai été très-étonné, ne sachant de quelle Altesse il

pouvait être question...
«Plus de doute, c'est le prince, se dit Polidori. Lui chez la comtesse
Sarah, qu'il ne devait jamais revoir... Je ne sais, mais je n'aime pas ce
rapprochement... il peut empirer notre position.» Puis, s'adressant au
maître-clerc, il ajouta:--Encore une fois, monsieur, ceci n'a rien de
grave, c'est une folle imagination de malade; d'ailleurs je ferai part tout
à l'heure à M. Ferrand de ce que vous venez de m'apprendre.
Maintenant nous conduirons le lecteur chez la comtesse Sarah
Mac-Gregor.

II
Rodolphe et Sarah
Nous conduirons le lecteur chez la comtesse Mac-Gregor, qu'une crise
salutaire venait d'arracher au délire et aux souffrances qui pendant
plusieurs jours avaient donné pour sa vie les craintes les plus sérieuses.
Le jour commençait à baisser... Sarah, assise dans un grand fauteuil et
soutenue par son frère Thomas Seyton, se regardait avec une profonde
attention dans un miroir que lui présentait une de ses femmes
agenouillée devant elle.
Cette scène se passait dans le salon où la Chouette avait commis sa
tentative d'assassinat.
La comtesse était d'une pâleur de marbre, que faisait ressortir encore le
noir foncé de ses yeux, de ses sourcils et de ses cheveux; un grand
peignoir de mousseline blanche l'enveloppait entièrement.
--Donnez-moi le bandeau de corail, dit-elle à une de ses femmes, d'une
voix faible, mais impérieuse et brève.
--Betty vous l'attachera, reprit Thomas Seyton, vous allez vous
fatiguer... Il est déjà d'une si grande imprudence de...

--Le bandeau! le bandeau! répéta impatiemment Sarah, qui prit ce bijou
et le posa à son gré sur son front. Maintenant, attachez-le... et
laissez-moi, dit-elle à ses femmes.
Au moment où celles-ci se retiraient, elle ajouta:
--On fera entrer M. Ferrand, le notaire, dans le petit salon bleu... puis,
reprit-elle avec une expression d'orgueil mal dissimulé, dès que S. A. R.
le grand-duc de Gerolstein arrivera, on l'introduira ici.
«Enfin! dit Sarah en se rejetant au fond de son fauteuil, dès qu'elle fut
seule avec son frère, enfin je touche à cette couronne... le rêve de ma
vie... la prédiction va donc s'accomplir!
--Sarah, calmez votre exaltation, lui dit sévèrement son frère. Hier
encore on désespérait de votre vie; une dernière déception vous
porterait un coup mortel.
--Vous avez raison, Tom, la chute serait affreuse, car mes espérances
n'ont jamais été plus près de se réaliser. J'en suis certaine, ce qui m'a
empêchée de succomber à mes souffrances a
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