si cette vie te semble si horrible?
--C'est que, vois-tu, ajouta le notaire d'une voix de plus en plus basse,
mourir, c'est ne plus penser, mourir, c'est le néant. Et Cecily?
--Et tu espères? s'écria Polidori stupéfait.
--Je n'espère pas, je possède.
--Quoi?
--Le souvenir.
--Mais tu ne dois jamais la revoir, mais elle a livré ta tête.
--Mais je l'aime toujours, et plus frénétiquement que jamais, moi!
s'écria Jacques Ferrand avec une explosion de larmes, de sanglots, qui
contrastèrent avec le calme morne de ses dernières paroles. Oui,
reprit-il dans une effrayante exaltation, je l'aime toujours, et je ne veux
pas mourir, afin de pouvoir me plonger et me replonger encore avec un
atroce plaisir dans cette fournaise où je me consume à petit feu. Car tu
ne sais pas, cette nuit, cette nuit où je l'ai vue si belle, si passionnée, si
enivrante, cette nuit est toujours présente à mon souvenir. Ce tableau
d'une volupté terrible est là, toujours là, devant mes yeux. Qu'ils soient
ouverts ou fermés par un assoupissement fébrile ou par une insomnie
ardente, je vois toujours son regard noir et enflammé qui fait bouillir la
moelle de mes os. Je sens toujours son souffle sur mon front. J'entends
toujours sa voix.
--Mais ce sont là d'épouvantables tourments!
--Épouvantables! oui, épouvantables! Mais la mort! mais le néant! mais
perdre pour toujours ce souvenir aussi vivant que la réalité, mais
renoncer à ces souvenirs qui me déchirent, me dévorent et m'embrasent!
Non! non! non! Vivre! vivre! pauvre, méprisé, flétri, vivre au bagne,
mais vivre pour que la pensée me reste, puisque cette créature infernale
a toute ma pensée, est toute ma pensée!
--Jacques, dit Polidori d'un ton grave qui contrasta avec son amère
ironie habituelle, j'ai vu bien des souffrances; mais jamais tortures
n'approchèrent des tiennes. Celui qui nous tient en sa puissance ne
pouvait être plus impitoyable. Il t'a condamné à vivre, ou plutôt à
attendre la mort dans des angoisses terribles, car cet aveu m'explique
les symptômes alarmants qui chaque jour se développent en toi, et dont
je cherchais en vain la cause.
--Mais ces symptômes n'ont rien de grave! c'est de l'épuisement, c'est la
réaction de mes chagrins!... Je ne suis pas en danger, n'est-ce pas?...
--Non, non, mais ta position est grave, il ne faut pas l'empirer; il est
certaines pensées qu'il faudra chasser. Sans cela, tu courrais de grands
dangers.
--Je ferai ce que tu voudras, pourvu que je vive, car je ne veux pas
mourir. Oh! les prêtres parlent de damnés! jamais ils n'ont imaginé pour
eux un supplice égal au mien. Torturé par la passion et la cupidité, j'ai
deux plaies vives au lieu d'une, et je les sens également toutes deux. La
perte de ma fortune m'est affreuse, mais la mort me serait plus affreuse
encore. J'ai voulu vivre, ma vie peut n'être qu'une torture sans fin, sans
issue, et je n'ose appeler la mort, car la mort anéantit mon funeste
bonheur, ce mirage de ma pensée, où m'apparaît incessamment Cecily.
--Tu as du moins la consolation, dit Polidori en reprenant son
sang-froid ordinaire, de songer au bien que tu as fait pour expier tes
crimes...
--Oui, raille, tu as raison, retourne-moi sur des charbons ardents. Tu
sais bien, misérable, que je hais l'humanité; tu sais bien que ces
expiations que l'on m'impose, et dans lesquelles des esprits faibles
trouveraient quelques consolations, ne m'inspirent, à moi, que haine et
fureur contre ceux qui m'y obligent et contre ceux qui en profitent.
Tonnerre et meurtre! Songer que pendant que je traînerai une vie
épouvantable, n'existant que pour jouir de souffrances qui effrayeraient
les plus intrépides, ces hommes que j'exècre verront, grâce aux biens
dont on m'a dépouillé, leur misère s'alléger... que cette veuve et sa fille
remercieront Dieu de la fortune que je leur rends... que ce Morel et sa
fille vivront dans l'aisance... que ce Germain aura un avenir honorable
et assuré! Et ce prêtre! ce prêtre qui me bénissait, quand mon coeur
nageait dans le fiel et dans le sang, je l'aurais poignardé! Oh! c'en est
trop! Non! non! s'écria-t-il en appuyant sur son front ses deux mains
crispées, ma tête éclate, à la fin, mes idées se troublent. Je ne résisterai
pas à de tels accès de rage impuissante, à ces tortures toujours
renaissantes. Et tout cela pour toi! Cecily, Cecily! Le sais-tu, au moins,
que je souffre autant, le sais-tu, Cecily, démon sorti de l'enfer?
Et Jacques Ferrand, épuisé par cette effroyable exaltation, retomba
haletant sur son siège, et se tordit les bras en poussant des rugissements
sourds et inarticulés.
Cet accès de rage convulsive et désespérée n'étonna pas Polidori.
Possédant une expérience médicale consommée, il reconnut facilement
que chez Jacques Ferrand la rage de se voir dépossédé de sa fortune,
jointe à sa passion ou plutôt à
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