Les mystères de Paris, Tome V | Page 3

Eugène Süe
faire judiciairement couper la tête. Qu'en serait-il résulté?
Tes deux seuls parents sont morts, l'État profitait de ta fortune au
détriment de ceux que tu avais dépouillés. Au contraire, en mettant ta
vie au prix de ta fortune, Morel le lapidaire, le père de Louise, que tu as
déshonorée, se trouve, lui et sa famille, désormais à l'abri du besoin.
Mme de Fermont, la soeur de M. de Renneville prétendu suicidé,
retrouve ses cent mille écus; Germain, que tu avais faussement accusé
de vol, est réhabilité et mis en possession d'une place honorable et
assurée, à la tête de la Banque des travailleurs sans ouvrage, qu'on te
force de fonder pour réparer et expier les outrages que tu as commis
contre la société. Entre scélérats on peut s'avouer cela; mais
franchement, au point de vue de celui qui nous tient entre ses serres, la
société n'aurait rien gagné à ta mort, elle gagne beaucoup à ta vie.
--Et c'est cela qui cause ma rage... et ce n'est pas là ma seule torture!...
--Le prince le sait bien. Maintenant que va-t-il décider de nous? Je
l'ignore. Il nous a promis la vie sauve si nous exécutions aveuglément

ses ordres, il tiendra sa promesse. Mais s'il ne croit pas nos crimes
suffisamment expiés, il saura bien faire que la mort soit mille fois
préférable à la vie qu'il nous laisse. Tu ne le connais pas. Quand il se
croit autorisé à être inexorable, il n'est pas de bourreau plus féroce. Il
faut qu'il ait le diable à ses ordres pour avoir découvert ce que j'étais
allé faire en Normandie. Du reste, il a plus d'un démon à son service,
car cette Cecily, que la foudre écrase!...
--Encore une fois, tais-toi, pas ce nom, pas ce nom!
--Si, si, que la foudre écrase celle qui porte ce nom! c'est elle qui a tout
perdu. Notre tête serait en sûreté sur nos épaules sans ton imbécile
amour pour cette créature.
Au lieu de s'emporter, Jacques Ferrand répondit avec un profond
abattement:
--La connais-tu, cette femme? Dis? l'as-tu jamais vue?
--Jamais. On la dit belle, je le sais.
--Belle! répondit le notaire en haussant les épaules. Tiens, ajouta-t-il
avec une sorte d'amertume désespérée, tais-toi, ne parle pas de ce que
tu ignores. Ne m'accuse pas. Ce que j'ai fait, tu l'aurais fait à ma place.
--Moi! mettre ma vie à la merci d'une femme!
--De celle-là, oui, et je le ferais de nouveau, si j'avais à espérer ce qu'un
moment j'ai espéré.
--Par l'enfer!... il est encore sous le charme, s'écria Polidori stupéfait.
--Écoute, reprit le notaire d'une voix calme, basse, et pour ainsi dire
accentuée çà et là par les élans de désespoir incurable, écoute, tu sais si
j'aime l'or? Tu sais ce que j'ai bravé pour en acquérir? Compter dans ma
pensée les sommes que je possédais, les voir se doubler par mon
avarice, endurer toutes les privations et me savoir maître d'un trésor,
c'était ma joie, mon bonheur. Oui, posséder, non pour dépenser, non

pour jouir, mais pour thésauriser, c'était ma vie... Il y a un mois, si l'on
m'eût dit: «Entre ta fortune et ta tête, choisis», j'aurais livré ma tête.
--Mais à quoi bon posséder, quand on va mourir?
--Demande-moi donc alors: «À quoi bon posséder quand on n'use pas
de ce qu'on possède?» Moi, millionnaire, menais-je la vie d'un
millionnaire? Non, je vivais comme un pauvre. J'aimais donc à
posséder... pour posséder.
--Mais, encore une fois, à quoi bon posséder si l'on meurt?
--À mourir en possédant! oui, à jouir jusqu'au dernier moment de la
jouissance qui vous a fait tout braver, privations, infamie, échafaud; oui,
à dire encore, la tête sur le billot: «Je possède!!!» Oh! vois-tu, la mort
est douce, comparée aux tourments que l'on endure en se voyant, de son
vivant, dépossédé comme je le suis, dépossédé de ce qu'on a amassé au
prix de tant de peine, de tant de dangers! Oh! se dire à chaque heure, à
chaque minute du jour: «Moi qui avais plus d'un million, moi qui ai
souffert les plus rudes privations pour conserver, pour augmenter ce
trésor, moi qui, dans dix ans, l'aurais eu doublé, triplé, je n'ai plus rien,
rien!» C'est atroce! c'est mourir, non pas chaque jour, mais c'est mourir
à chaque minute du jour. Oui, à cette horrible agonie qui doit durer des
années peut-être, j'aurais préféré mille fois la mort rapide et sûre qui
vous atteint avant qu'une parcelle de votre trésor vous ait été enlevée;
encore une fois, au moins je serais mort en disant: «Je possède!»
Polidori regarda son complice avec un profond étonnement.
--Je ne te comprends plus. Alors pourquoi as-tu obéi aux ordres de celui
qui n'a qu'à dire un mot pour que ta tête tombe? Pourquoi as-tu préféré
la vie sans ton trésor,
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