Les mystères de Paris, Tome V | Page 2

Eugène Süe
de droit un bulletin de ta précieuse santé... manière
indirecte d'avoir de nos nouvelles à tous deux. En ne me voyant pas
paraître, on se douterait du meurtre, tu serais arrêté. Et mais... tiens... je
te fais injure en te supposant capable de ce crime. Tu as sacrifié plus

d'un million pour avoir la vie sauve, et tu risquerais ta tête... pour le sot
et stérile plaisir de me tuer par vengeance! Allons donc, tu n'es pas
assez bête pour cela.
--C'est parce que tu sais que je ne puis pas te tuer que tu redoubles mes
maux en les exaspérant par tes sarcasmes.
--Ta position est très-originale... tu ne te vois pas... mais, d'honneur...
c'est très-piquant.
--Oh! malheur! malheur inextricable! de quelque côté que je me tourne,
c'est la ruine, c'est le déshonneur, c'est la mort! Et dire que maintenant,
ce que je redoute le plus au monde... c'est le néant! Malédiction sur moi,
sur toi, sur la terre entière!
--Ta misanthropie est plus large que ta philanthropie. Elle embrasse le
monde. L'autre, un arrondissement de Paris.
--Va... raille-moi, monstre!
--Aimes-tu mieux que je t'écrase de reproches?
--Moi?
--À qui la faute si nous sommes réduits à cette position? À toi.
Pourquoi conserver à ton cou, pendue comme une relique, cette lettre
de moi, relative à ce meurtre qui t'a valu cent mille écus; ce meurtre
que nous avions fait si adroitement passer pour un suicide?
--Pourquoi? misérable! Ne t'avais-je pas donné cinquante mille francs
pour ta coopération à ce crime et pour cette lettre que j'ai exigée, tu le
sais bien, afin d'avoir une garantie contre toi... et de t'empêcher de me
rançonner plus tard en me menaçant de me perdre? Car ainsi tu ne
pouvais me dénoncer sans te livrer toi-même. Ma vie et ma fortune
étaient donc attachées à cette lettre... voilà... pourquoi je la portais
toujours si précieusement sur moi.
--C'est vrai, c'était habile de ta part, car je ne gagnais rien à te dénoncer,

que le plaisir d'aller à l'échafaud côte à côte avec toi. Et pourtant ton
habileté nous a perdus, lorsque la mienne nous avait jusqu'ici assuré
l'impunité de ce crime.
--L'impunité... tu le vois...
--Qui pouvait deviner ce qui se passe? Mais, dans la marche ordinaire
des choses, notre crime devait être et a été impuni, grâce à moi.
--Grâce à toi?
--Oui, lorsque nous avons eu brûlé la cervelle de cet homme... tu
voulais, toi, simplement contrefaire son écriture et écrire à sa soeur que,
ruiné complètement, il se tuait par désespoir. Tu croyais faire montre de
grande finesse en ne parlant pas dans cette prétendue lettre du dépôt
qu'il t'avait confié. C'était absurde. Ce dépôt étant connu de la soeur de
notre homme, elle l'eût nécessairement réclamé. Il fallait donc au
contraire, ainsi que nous avons fait, le mentionner, ce dépôt, afin que si
par hasard l'on avait des doutes sur la réalité du suicide, tu fusses la
dernière personne soupçonnée. Comment supposer que, tuant un
homme pour t'emparer d'une somme qu'il t'avait confiée, tu serais assez
sot pour parler de ce dépôt dans la fausse lettre que tu lui attribuerais?
Aussi qu'est-il arrivé? On a cru au suicide. Grâce à ta réputation de
probité, tu as pu nier le dépôt, et on a cru que le frère s'était tué après
avoir dissipé la fortune de sa soeur.
--Mais qu'importe tout cela aujourd'hui? le crime est découvert.
--Et grâce à qui? Était-ce ma faute si ma lettre était une arme à deux
tranchants? Pourquoi as-tu été assez faible, assez niais pour livrer cette
arme terrible... à cette infernale Cecily?
--Tais-toi... ne prononce pas ce nom! s'écria Jacques Ferrand avec une
expression effrayante.
--Soit... je ne veux pas te rendre épileptique... tu vois bien qu'en ne
comptant que sur la justice ordinaire... nos précautions mutuelles
étaient suffisantes... Mais la justice extraordinaire de celui qui nous

tient en son pouvoir redoutable procède autrement...
--Oh! je ne le sais que trop.
--Il croit, lui, que couper la tête aux criminels ne répare pas
suffisamment le mal qu'ils ont fait... Avec les preuves qu'il a en mains,
il nous livrait tous deux aux tribunaux. Qu'en résultait-il? Deux
cadavres tout au plus bons à engraisser l'herbe du cimetière!
--Oh! oui, ce sont des larmes, des angoisses, des tortures, qu'il lui faut à
ce prince, à ce démon. Mais, je ne le connais pas, moi; mais je ne lui ai
jamais fait de mal. Pourquoi s'acharne-t-il ainsi sur moi?
--D'abord il prétend se ressentir du bien et du mal qu'on fait aux autres
hommes, qu'il appelle naïvement ses frères; et puis il connaît lui, ceux à
qui tu as fait du mal, et il te punit à sa manière.
--Mais de quel droit?
--Voyons, Jacques, entre nous, ne parlons pas de droit: il avait le
pouvoir de te
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