Les mystères de Paris, Tome III | Page 8

Eugène Süe
vous avez assez pleuré de douleur. Et moi donc! tenez...
est-ce que je ne fais pas comme vous? Braves larmes! je ne les
donnerais pas pour dix années de ma vie... Je n'ai plus qu'une peur, c'est
de ne pouvoir pas m'empêcher de me jeter aux genoux de Mme la
marquise la première fois que je vais la voir...
--Vieux fou, tu es aussi déraisonnable que ton maître... Maintenant, j'ai
une crainte aussi, moi...
--Laquelle? mon Dieu!
--C'est que cela ne dure pas... Je suis trop heureux... qu'est-ce qui me
manque?
--Rien, rien, monsieur le marquis, absolument rien...
--C'est pour cela. Je me défie de ces bonheurs si parfaits, si complets...
--Hélas! si ce n'est que cela... monsieur le marquis... mais non, je
n'ose...
--Je l'entends... eh bien! je crois tes craintes vaines!... La révolution que
mon bonheur me cause est si vive, si profonde, que je suis sûr d'être à
peu près sauvé!
--Comment cela?
--Mon médecin ne m'a-t-il pas dit cent fois que souvent un violente
secousse morale suffisait pour donner ou pour guérir cette funeste
maladie?... Pourquoi les émotions heureuses seraient-elles impuissantes
à nous sauver?

--Si vous croyez cela, monsieur le marquis, cela sera... Cela est... vous
êtes guéri! Mais c'est donc un jour béni que celui-ci? Ah! comme vous
le dites, monsieur, Mme la marquise est un bon ange descendu du ciel,
et je commence presque à m'effrayer aussi, monsieur: c'est peut-être
trop de félicité en un jour; mais, j'y songe... si pour vous rassurer il ne
vous faut qu'un petit chagrin, Dieu merci! j'ai votre affaire.
--Comment?
--Un de vos amis a reçu très-heureusement et très à-propos, voyez
comme ça se trouve! a reçu un coup d'épée, bien peu grave, il est vrai;
mais c'est égal, ça suffira toujours à vous chagriner assez pour qu'il y
ait, comme vous le désiriez, une petite tache dans ce trop beau jour. Il
est vrai qu'eu égard à cela il vaudrait mieux que le coup d'épée fût plus
dangereux, mais il faut se contenter de ce que l'on a.
--Veux-tu te taire!... Et de qui veux-tu parler?
--De M. le duc de Lucenay.
--Il est blessé?
--Une égratignure au bras, M. le duc est venu hier pour voir monsieur,
et il a dit qu'il reviendrait ce matin lui demander une tasse de thé...
--Ce pauvre Lucenay! et pourquoi ne m'as-tu pas dit...
--Hier soir je n'ai pu voir M. le marquis.
Après un moment de réflexion M. d'Harville reprit:
--Tu as raison; ce léger chagrin satisfera sans doute la jalouse destinée...
Mais il me vient une idée, j'ai envie d'improviser ce matin un déjeuner
de garçons, tous amis de M. de Lucenay, pour fêter l'heureuse issue de
son duel. Ne s'attendant pas à cette réunion il sera enchanté.
--À la bonne heure, monsieur le marquis! Vive la joie! Rattrapez le
temps perdu... Combien de couverts, que je donne les ordres au maître
d'hôtel?

--Six personnes dans la petite salle à manger d'hiver.
--Et les invitations?
--Je vais les écrire. Un homme d'écurie montera à cheval et les portera à
l'instant; il est de bonne heure, on trouvera tout le monde. Sonne.
Joseph sonna.
M. d'Harville entra dans un cabinet et écrivit les lettres suivantes, sans
autre variante que le nom de l'invité:
«Mon cher..., ceci est une circulaire; il s'agit d'un impromptu. Lucenay
doit venir déjeuner avec moi ce matin; il ne compte que sur un
tête-à-tête; faites-lui la très-aimable surprise de vous joindre à moi et à
quelques-uns de ses amis que je fais aussi prévenir. À midi sans faute.»
A. D'HARVILLE
Un domestique entra.
--Faites monter quelqu'un à cheval, et que l'on porte à l'instant ces
lettres, dit M. d'Harville; puis, s'adressant à Joseph: Écris les adresses:
«M. le vicomte de Saint-Remy...», Lucenay ne peut se passer de lui, se
dit M. d'Harville; «M. de Montville...», un des compagnons de voyage
du duc; «lord Douglas», son fidèle partner au whist, «le baron de
Sézannes», son ami d'enfance... As-tu écrit?
--Oui, monsieur le marquis.
--Envoyez ces lettres sans perdre une minute, dit M. d'Harville. Ah!
Philippe, priez M. Doublet de venir me parler.
Philippe sortit.
--Eh bien! qu'as-tu? demanda M. d'Harville à Joseph qui le regardait
avec ébahissement.
--Je n'en reviens pas, monsieur; je ne vous ai jamais vu l'air si en train,

si gai. Et puis, vous qui êtes ordinairement pâle, vous avez de belles
couleurs... vos yeux brillent...
--Le bonheur, mon vieux Joseph, toujours le bonheur... Ah çà, il faut
que tu m'aides dans un complot... Tu vas aller t'informer auprès de Mlle
Juliette, celle des femmes de Mme d'Harville qui a soin, je crois, de ses
diamants...
--Oui, monsieur le marquis, c'est Mlle Juliette qui en est chargée; je l'ai
aidée, il n'y a pas huit jours, à les nettoyer.
--Tu vas lui demander le nom et
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