bien! j'ai le droit de...
Il s'interrompit avec un éclat de rire sardonique.
--Oh! oui, la violence, n'est-ce pas! Maintenant la violence! Autre
infamie. Mais que faire alors? Car je l'aime, moi! je l'aime comme un
insensé... Je n'aime qu'elle... Je ne veux qu'elle... Je veux son amour, et
non sa tiède affection de soeur. Oh! à la fin il faudra bien qu'elle ait
pitié... elle est si bonne, elle me verra si malheureux! Mais non, non!
jamais! Il est une cause d'éloignement qu'une femme ne surmonte pas.
Le dégoût... oui... le dégoût... entends-tu? le dégoût!... Il faut bien te
convaincre de cela: ton horrible infirmité lui fera horreur... toujours...
entends-tu? toujours! s'écria M. d'Harville dans une douloureuse
exaltation.
Après un moment de farouche silence, il reprit:
--Cette anonyme délation, qui accusait le prince et ma femme, part
encore d'une main ennemie; et tout à l'heure, avant de l'avoir entendue,
j'ai pu un instant le soupçonner! Lui, le croire capable d'une si lâche
trahison! Et ma femme, l'envelopper dans le même soupçon! Oh! la
jalousie est incurable! Et pourtant il ne faut pas que je m'abuse. Si le
prince, qui m'aime comme l'ami le plus tendre, le plus généreux,
engage Clémence à occuper son esprit et son coeur par des oeuvres
charitables; s'il lui promet ses conseils, son appui, c'est qu'elle a besoin
de conseils, d'appui.
«Au fait, si belle, si jeune, si entourée, sans amour au coeur qui la
défende, presque excusée de ses torts par les miens, qui sont atroces, ne
peut-elle pas faillir?
«Autre torture! Que j'ai souffert, mon Dieu! quand je l'ai crue
coupable... quelle terrible agonie! Mais non, cette crainte est vaine.
Clémence a juré de ne pas manquer à ses devoirs... elle tiendra ses
promesses... mais à quel prix, mon Dieu! à quel prix! Tout à l'heure,
lorsqu'elle revenait à moi avec d'affectueuses paroles, combien son
sourire doux, triste, résigné, m'a fait de mal! Combien ce retour vers
son bourreau a dû lui coûter! Pauvre femme! qu'elle était belle et
touchante ainsi! Pour la première fois j'ai senti un remords déchirant;
car jusqu'alors sa froideur hautaine l'avait assez vengée. Oh!
malheureux, malheureux que je suis!
Après une longue nuit d'insomnie et de réflexions amères, les agitations
de M. d'Harville cessèrent comme par enchantement. Il attendit le jour
avec impatience.
IV
Projets d'avenir
Dès le matin, M. d'Harville sonna son valet de chambre.
Le vieux Joseph en entrant chez son maître l'entendit, à son grand
étonnement, fredonner un air de chasse, signe aussi rare que certain de
la bonne humeur de M. d'Harville.
--Ah! monsieur le marquis, dit le fidèle serviteur attendri, quelle jolie
voix vous avez... quel dommage que vous ne chantiez pas plus souvent!
--Vraiment, monsieur Joseph, j'ai une jolie voix? dit M. d'Harville en
riant.
--Monsieur le marquis aurait la voix aussi enrouée qu'un chat-huant ou
qu'une crécelle, que je trouverais encore qu'il a une jolie voix.
--Taisez-vous, flatteur!
--Dame! quand vous chantez, monsieur le marquis, c'est signe que vous
êtes content... et alors votre voix me paraît la plus charmante musique
du monde...
--En ce cas, mon vieux Joseph, apprête-toi à ouvrir tes longues oreilles.
--Que dites-vous?
--Tu pourras jouir tous les jours de cette charmante musique, dont tu
parais si avide.
--Vous seriez heureux tous les jours, monsieur le marquis! s'écria
Joseph en joignant les mains avec un radieux étonnement.
--Tous les jours, mon vieux Joseph, heureux tous les jours. Oui, plus de
chagrins, plus de tristesse. Je puis te dire cela, à toi, seul et discret
confident de mes peines... Je suis au comble du bonheur... Ma femme
est un ange de bonté... elle m'a demandé pardon de son éloignement
passé, l'attribuant, le devinerais-tu?... à la jalousie!...
--À la jalousie?
--Oui, d'absurdes soupçons excités par des lettres anonymes...
--Quelle indignité!...
--Tu comprends... les femmes ont tant d'amour-propre... Il n'en a pas
fallu davantage pour nous séparer; mais heureusement hier soir elle s'en
est franchement expliquée avec moi. Je l'ai désabusée; te dire son
ravissement me serait impossible, car elle m'aime, oh! elle m'aime! La
froideur qu'elle me témoignait lui pesait aussi cruellement qu'à
moi-même... Enfin notre cruelle séparation a cessé... juge de ma joie!...
--Il serait vrai! s'écria Joseph les yeux mouillés de larmes. Il serait donc
vrai, monsieur le marquis! Vous voilà heureux pour toujours, puisque
l'amour de Mme la marquise vous manquait seul... ou plutôt puisque
son éloignement faisait seul votre malheur, comme vous me le disiez...
--Et à qui l'aurais-je dit, mon pauvre Joseph?... Ne possédais-tu pas un
secret plus triste encore? Mais ne parlons pas de tristesse... ce jour est
trop beau... Tu t'aperçois peut-être que j'ai pleuré?... C'est qu'aussi,
vois-tu, le bonheur me débordait... Je m'y attendais si peu!... Comme je
suis faible, n'est-ce pas?
--Allez... allez... monsieur le marquis, vous pouvez bien pleurer de
contentement,
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