Les mystères de Paris, Tome III | Page 9

Eugène Süe
l'adresse du joaillier de sa maîtresse...
mais qu'elle ne dise pas un mot de ceci à la marquise!...
--Ah! je comprends, monsieur... une surprise...
--Va vite. Voici M. Doublet.
En effet, l'intendant entra au moment où sortait Joseph.
--J'ai l'honneur de me rendre aux ordres de M. le marquis.
--Mon cher monsieur Doublet, je vais vous épouvanter, dit M.
d'Harville en riant; je vais vous faire pousser d'affreux cris de détresse.
--À moi, monsieur le marquis?
--À vous.
--Je ferai tout mon possible pour satisfaire monsieur le marquis.
--Je vais dépenser beaucoup d'argent, monsieur Doublet, énormément
d'argent.
--Qu'à cela ne tienne, monsieur le marquis, nous le pouvons; Dieu
Merci! nous le pouvons.
--Depuis longtemps je suis poursuivi par un projet de bâtisse: il s'agirait
d'ajouter une galerie sur le jardin à l'aile droite de l'hôtel. Après avoir

hésité devant cette folie, dont je ne vous ai pas parlé jusqu'ici, je me
décide... Il faudra prévenir aujourd'hui mon architecte afin qu'il vienne
causer des plans avec moi... Eh bien! monsieur Doublet, vous ne
gémissez pas de cette dépense?
--Je puis affirmer à monsieur le marquis que je ne gémis pas...
--Cette galerie sera destinée à donner des fêtes; je veux qu'elle s'élève
comme par enchantement: or, les enchantements étant fort chers, il
faudra vendre quinze ou vingt mille livres de rente pour être en mesure
de fournir aux dépenses, car je veux que les travaux commencent le
plus tôt possible.
--Et c'est très-raisonnable; autant jouir tout de suite... Je me disais
toujours: «Il ne manque rien à monsieur le marquis, si ce n'est un goût
quelconque...» Celui des bâtiments a cela de bon que les bâtiments
restent... Quant à l'argent, que monsieur le marquis ne s'en inquiète pas.
Dieu merci! il peut, s'il lui plaît, se passer cette fantaisie de galerie-là.
Joseph entra.
--Voici, monsieur le marquis, l'adresse du joaillier; il se nomme M.
Baudoin, dit-il à M. d'Harville.
--Mon cher monsieur Doublet, vous allez aller, je vous prie, chez ce
bijoutier, et lui direz d'apporter ici, dans une heure, une rivière de
diamants, à laquelle je mettrai environ deux mille louis. Les femmes
n'ont jamais trop de pierreries, maintenant qu'on en garnit les robes...
Vous vous arrangerez avec le joaillier pour le payement.
--Oui, monsieur le marquis. C'est pour le coup que je ne gémirai pas.
Des diamants, c'est comme des bâtiments, ça reste; et puis cette
surprise fera sans doute bien plaisir à Mme la marquise, sans compter le
plaisir que cela vous procure à vous-même. C'est qu'aussi, comme
j'avais l'honneur de le dire l'autre jour, il n'y a pas au monde une
existence plus belle que celle de monsieur le marquis.
--Ce cher monsieur Doublet, dit M. d'Harville en souriant, ses

félicitations sont toujours d'un à-propos inconcevable...
--C'est leur seul mérite, monsieur le marquis, et elles l'ont peut-être, ce
mérite, parce qu'elles partent du fond du coeur. Je cours chez le joaillier,
dit M. Doublet. Et il sortit.
Dès qu'il fut seul, M. d'Harville se promena dans son cabinet, les bras
croisés sur la poitrine, l'oeil fixe, méditatif.
Sa physionomie changea tout à coup; elle n'exprima plus ce
contentement dont l'intendant et le vieux serviteur du marquis venaient
d'être dupes, mais une résolution calme, morne, froide.
Après avoir marché quelque temps, il s'assit lourdement et comme
accablé sous le poids de ses peines; il posa ses deux coudes sur son
bureau et cacha son front dans ses mains.
Au bout d'un instant, il se redressa brusquement, essuya une larme qui
vint mouiller sa paupière rougie et dit avec effort:
--Allons... courage... allons.
Il écrivit alors à diverses personnes sur des objets assez insignifiants;
mais, dans ces lettres, il donnait ou ajournait différents rendez-vous à
plusieurs jours de là.
Le marquis terminait cette correspondance lorsque Joseph rentra; ce
dernier était si gai qu'il s'oubliait jusqu'à chantonner à son tour.
--Monsieur Joseph, vous avez une bien jolie voix, lui dit son maître en
souriant.
--Ma foi, tant pis, monsieur le marquis, je n'y tiens pas; ça chante si fort
au dedans de moi qu'il faut bien que ça s'entende au dehors...
--Tu feras mettre ces lettres à la poste.
--Oui, monsieur le marquis; mais où recevrez-vous ces messieurs tout à
l'heure?

--Ici, dans mon cabinet, ils fumeront après déjeuner, et l'odeur du tabac
n'arrivera pas chez Mme d'Harville.
À ce moment on entendit le bruit d'une voiture dans la cour de l'hôtel.
--C'est Mme la marquise qui va sortir, elle a demandé ce matin ses
chevaux de très-bonne heure, dit Joseph.
--Cours alors la prier de vouloir bien passer ici avant de sortir.
--Oui, monsieur le marquis.
À peine le domestique fut-il parti que M. d'Harville s'approcha d'une
glace et s'examina attentivement.
--Bien, bien, dit-il d'une voix sourde, c'est cela... les joues colorées, le
regard brillant... Joie ou fièvre... peu importe... pourvu qu'on
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 145
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.