Les mystères de Paris, Tome III | Page 6

Eugène Süe
vous, Clémence, dit tristement M. d'Harville à sa femme, me
pardonnerez-vous encore cela?
--Oui, à condition que vous m'aiderez à assurer votre bonheur... Et elle
tendit la main à son mari, qui la serra avec émotion.
--Ma foi, mon cher marquis, s'écria Rodolphe, nos ennemis sont
maladroits! Grâce à eux, nous voici plus intimes que par le passé. Vous
n'avez jamais plus justement apprécié Mme d'Harville, jamais elle ne
vous a été plus dévouée. Avouez que nous sommes bien vengés des
envieux et des méchants! C'est toujours cela, en attendant mieux... car
je devine d'où le coup est parti, et je n'ai pas l'habitude de souffrir
patiemment le mal que l'on fait à mes amis. Mais ceci me regarde.

Adieu, madame, voici notre intrigue découverte, vous ne serez plus
seule à secourir vos protégés. Soyez tranquille, nous renouerons bientôt
quelque mystérieuse entreprise, et le marquis sera bien fin s'il la
découvre.
Après avoir accompagné Rodolphe jusqu'à sa voiture pour le remercier
encore, le marquis rentra chez lui sans revoir Clémence.

III
Réflexions
Il serait difficile de peindre les sentiments tumultueux et contraires dont
fut agité M. d'Harville lorsqu'il se trouva seul.
Il reconnaissait avec joie l'insigne fausseté de l'accusation portée contre
Rodolphe et contre Clémence; mais il était aussi convaincu qu'il lui
fallait renoncer à l'espoir d'être aimé d'elle. Plus, dans sa conversation
avec Rodolphe, Clémence s'était montrée résignée, courageuse, résolue
au bien, plus il se reprochait amèrement d'avoir, par un coupable
égoïsme, enchaîné cette malheureuse jeune femme à son sort.
Loin d'être consolé par l'entretien qu'il avait surpris, il tomba dans une
tristesse, dans un accablement inexprimables.
La richesse oisive a cela de terrible que rien ne la distrait, que rien ne la
défend des ressentiments douloureux. N'étant jamais forcément
préoccupée des nécessités de l'avenir ou des labeurs de chaque jour,
elle demeure tout entière en proie aux grandes afflictions morales.
Pouvant posséder ce qui se possède à prix d'or, elle désire ou elle
regrette avec une violence inouïe ce que l'or seul ne peut donner.
La douleur de M. d'Harville était désespérée, car il ne voulait, après
tout, rien que de juste, que de légal.
«La possession... sinon l'amour de sa femme.»

Or, en face des refus inexorables de Clémence, il se demandait si ce
n'était pas une dérision amère que ces paroles de la loi:
«La femme appartient à son mari.»
À quel pouvoir, à quelle intervention recourir pour vaincre cette
froideur, cette répugnance qui changeaient sa vie en un long supplice,
puisqu'il ne devait, ne pouvait, ne voulait aimer que sa femme?
Il lui fallait reconnaître qu'en cela, comme en tant d'autres incidents de
la vie conjugale, la simple volonté de l'homme ou de la femme se
substituait impérieusement, sans appel, sans répression possible, à la
volonté souveraine de la loi.
À ces transports de vaine colère succédait parfois un morne abattement.
L'avenir lui pesait, lourd, sombre, glacé.
Il pressentait que le chagrin rendrait sans doute plus fréquentes encore
les crises de son effroyable maladie.
--Oh! s'écria-t-il, à la fois attendri et désolé, c'est ma faute... c'est ma
faute! Pauvre malheureuse femme! je l'ai trompée... indignement
trompée! Elle peut... elle doit me haïr... et pourtant, tout à l'heure
encore, elle m'a témoigné l'intérêt le plus touchant; mais, au lieu de me
contenter de cela, ma folle passion m'a égaré, je suis devenu tendre, j'ai
parlé de mon amour, et à peine mes lèvres ont-elles effleuré sa main
qu'elle a tressailli de frayeur. Si j'avais pu douter encore de la
répugnance invincible que je lui inspire, ce qu'elle a dit au prince ne
m'aurait laissé aucune illusion. Oh! c'est affreux... affreux.
«Et de quel droit lui a-t-elle confié ce hideux secret? Cela est une
trahison indigne! De quel droit? Hélas! du droit que les victimes ont de
se plaindre de leur bourreau. Pauvre enfant, si jeune, si aimante, tout ce
qu'elle a trouvé de plus cruel à dire contre l'horrible existence que je lui
ai faite... c'est que tel n'était pas le sort qu'elle avait rêvé, et qu'elle était
bien jeune pour renoncer à l'amour! Je connais Clémence... cette parole
qu'elle m'a donnée, qu'elle a donnée au prince, elle la tiendra désormais:

elle sera pour moi la plus tendre des soeurs. Eh bien!... ma position
n'est-elle pas encore digne d'envie?... Aux rapports froids et contraints
qui existaient entre nous vont succéder des relations affectueuses et
douces, tandis qu'elle aurait pu me traiter toujours avec un mépris
glacial, sans qu'il me fût possible de me plaindre.
«Allons, je me consolerai en jouissant de ce qu'elle m'offre. Ne serai-je
pas encore trop heureux? Trop heureux! oh! que je suis faible, que je
suis lâche! N'est-ce pas ma femme, après tout? N'est-elle pas à moi,
bien à moi? La loi ne me reconnaît-elle pas mon pouvoir sur elle? Ma
femme résiste... eh
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