Le fils protège sa mère, le père
protège sa fille.
--Oh! c'est vrai, monseigneur.
--Mais, hélas! à quoi bon comprendre ces jouissances ineffables,
lorsqu'on ne doit jamais les éprouver! reprit Rodolphe avec abattement.
Clémence ne put retenir une larme, tant l'accent de Rodolphe avait été
profond, déchirant.
Après un moment de silence, rougissant presque de l'émotion à laquelle
il s'était laissé entraîner, il dit à Mme d'Harville en souriant tristement:
--Pardon, madame, mes regrets et mes souvenirs m'ont emporté malgré
moi; vous m'excuserez, n'est-ce pas?
--Ah! monseigneur, croyez que je partage vos chagrins. N'en ai-je pas
le droit? N'avez-vous pas partagé les miens? Malheureusement les
consolations que je puis vous offrir sont vaines...
--Non, non... le témoignage de votre intérêt m'est doux et salutaire; c'est
déjà presque un soulagement de dire que l'on souffre... et je ne vous
l'aurais pas dit sans la nature de notre entretien, qui a réveillé en moi
des souvenirs douloureux... C'est une faiblesse, mais je ne puis entendre
parler d'une jeune fille sans songer à celle que j'ai perdue...
--Ces préoccupations sont si naturelles! Tenez, monseigneur, depuis
que je vous ai vu, j'ai accompagné dans ses visites aux prisons une
femme de mes amies qui est patronnesse de l'oeuvre des jeunes
détenues de Saint-Lazare; cette maison renferme des créatures bien
coupables. Si je n'avais pas été mère, je les aurais jugées, sans doute,
avec encore plus de sévérité... tandis que je ressens pour elles une pitié
douloureuse en songeant que peut-être elles n'eussent pas été perdues
sans l'abandon et la misère où on les a laissées depuis leur enfance... Je
ne sais pourquoi, après ces pensées, il me semble aimer ma fille
davantage encore...
--Allons, courage, dit Rodolphe avec un sourire mélancolique. Cet
entretien me laisse rassuré sur vous... Une voie salutaire vous est
ouverte; en la suivant vous traverserez, sans faillir, ces années
d'épreuves si dangereuses pour les femmes, et surtout pour une femme
douée comme vous l'êtes. Votre mérite sera grand... vous aurez encore
à lutter, à souffrir... car vous êtes bien jeune, mais vous reprendrez des
forces en songeant au bien que vous aurez fait... à celui que vous aurez
à faire encore...
Mme d'Harville fondit en larmes.
--Au moins, dit-elle, votre appui, vos conseils ne me manqueront
jamais, n'est-ce pas, monseigneur?
--De près ou de loin, toujours je prendrai le plus vif intérêt à ce qui
vous touche... toujours, autant qu'il sera en moi, je contribuerai à votre
bonheur... à celui de l'homme auquel j'ai voué la plus constante amitié.
--Oh! merci de cette promesse, monseigneur, dit Clémence en essuyant
ses larmes. Sans votre généreux soutien, je le sens, mes forces
m'abandonneraient... mais, croyez-moi... je vous le jure ici,
j'accomplirai courageusement mon devoir.
À ces mots, une petite porte cachée dans la tenture s'ouvrit
brusquement.
Clémence poussa un cri; Rodolphe tressaillit.
M. d'Harville parut, pâle, ému, profondément attendri, les yeux
humides de larmes.
Le premier étonnement passé, le marquis dit à Rodolphe en lui donnant
la lettre de Sarah:
--Monseigneur... voici la lettre infâme que j'ai reçue tout à l'heure
devant vous... Veuillez la brûler après l'avoir lue.
Clémence regardait son mari avec stupeur.
--Oh! c'est infâme! s'écria Rodolphe indigné.
--Eh bien! monseigneur... Il y a quelque chose de plus lâche encore que
cette lâcheté anonyme... C'est ma conduite!
--Que voulez-vous dire?
--Tout à l'heure, au lieu de vous montrer cette lettre franchement,
hardiment, je vous l'ai cachée, j'ai feint le calme pendant que j'avais la
jalousie, la rage, le désespoir dans le coeur... Ce n'est pas tout...
Savez-vous ce que j'ai fait, monseigneur? Je suis allé honteusement me
tapir derrière cette porte pour vous épier... Oui, j'ai été assez misérable
pour douter de votre loyauté, de votre honneur... Oh! l'auteur de ces
lettres sait à qui il les adresse... Il sait combien ma tête est faible... Eh
bien! monseigneur, dites, après avoir entendu ce que je viens d'entendre,
car je n'ai pas perdu un mot de votre entretien, car je sais quels intérêts
vous attirent rue du Temple... après avoir été assez bassement défiant
pour me faire le complice de cette horrible calomnie en y croyant...
n'est-ce pas à genoux que je dois vous demander grâce et pitié?... Et
c'est que ce que je fais, monseigneur... et c'est ce que je fais, Clémence
car je n'ai plus d'espoir que dans votre générosité.
--Eh! mon Dieu, mon cher Albert, qu'ai-je à vous pardonner? dit
Rodolphe en tendant ses deux mains au marquis avec la plus touchante
cordialité. Maintenant, vous savez nos secrets, à moi et à Mme
d'Harville; j'en suis ravi, je pourrai vous sermonner tout à mon aise. Me
voici votre confident forcé, et, ce qui vaut encore mieux, vous voici le
confident de Mme d'Harville: c'est dire que vous connaissez maintenant
tout ce que vous devez attendre de ce noble coeur.
--Et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.