Les mystères de Paris, Tome II | Page 8

Eugène Süe
Georges et vous, mon père... Si je rougissais du passé, c'était à
mes propres yeux... Mais la vue de cette jeune personne de mon âge, si
charmante, si vertueuse, m'a fait songer à la distance qui existerait à
jamais entre elle et moi... Pour la première fois, j'ai senti qu'il est des

flétrissures que rien n'efface... Depuis ce jour, cette pensée ne me quitte
plus... Malgré moi, je m'y appesantis sans cesse; depuis ce jour, enfin,
je n'ai plus un moment de repos.
La Goualeuse essuya ses yeux remplis de larmes.
Après l'avoir regardée pendant quelques instants avec une tendre
commisération, le curé reprit:
--Réfléchissez donc, mon enfant, que si Mme Georges voulait vous voir
l'amie de Mlle Dubreuil, c'est qu'elle vous savait digne de cette liaison
par votre bonne conduite. Les reproches que vous vous faites
s'adressent presque à votre seconde mère.
--Je le sais, mon père, j'avais tort, sans doute; mais je ne pouvais
surmonter ma honte et ma crainte... Ce n'est pas tout... il me faut du
courage pour achever...
--Continuez, Marie; jusqu'ici vos scrupules, ou plutôt vos remords,
prouvent en faveur de votre coeur.
--Une fois Clara établie à la ferme, je fus aussi triste que j'avais d'abord
cru être heureuse en pensant au plaisir d'avoir une compagne de mon
âge; elle, au contraire, était toute joyeuse. On lui avait fait un lit dans
ma chambre. Le premier soir, avant de se coucher, elle m'embrassa et
me dit qu'elle m'aimait déjà, qu'elle se sentait beaucoup d'attrait pour
moi; elle me demanda de l'appeler Clara, comme elle m'appellerait
Marie. Ensuite elle pria Dieu, en me disant qu'elle joindrait mon nom à
ses prières, si je voulais joindre son nom aux miennes. Je n'osai pas lui
refuser cela. Après avoir encore causé quelque temps, elle s'endormit;
moi, je ne m'étais pas couchée; je m'approchai d'elle; je regardais en
pleurant sa figure d'ange; et puis, en pensant qu'elle dormait dans la
même chambre que moi... que moi, qu'on avait trouvée chez l'ogresse
avec des voleurs et des assassins... je tremblais comme si j'avais
commis une mauvaise action, j'avais de vagues frayeurs... Il me
semblait que Dieu me punirait un jour... Je me couchai, j'eus des rêves
affreux, je revis les figures sinistres que j'avais presque oubliées, le
Chourineur, le Maître d'école, la Chouette, cette femme borgne qui

m'avait torturée étant petite. Oh! quelle nuit!... mon Dieu! quelle nuit!
quels rêves! dit la Goualeuse en frémissant encore à ce souvenir.
--Pauvre Marie! reprit le curé avec émotion; que ne m'avez-vous fait
plus tôt ces tristes confidences! Je vous aurais rassurée... Mais
continuez.
--Je m'étais endormie bien tard: Mlle Clara vint m'éveiller en
m'embrassant. Pour vaincre ce qu'elle appelait ma froideur et me
prouver son amitié, elle voulut me confier un secret; elle devait s'unir,
lorsqu'elle aurait dix-huit ans accomplis, au fils d'un fermier de
Goussainville, qu'elle aimait tendrement; le mariage était depuis
longtemps arrêté entre les deux familles. Ensuite, elle me raconta en
peu de mots sa vie passée... vie simple, calme, heureuse: elle n'avait
jamais quitté sa mère, elle ne la quitterait jamais; car son fiancé devait
partager l'exploitation de la ferme avec M. Dubreuil. «Maintenant,
Marie, me dit-elle, vous me connaissez comme si vous étiez ma soeur;
racontez-moi donc votre vie...» À ces mots, je crus mourir de honte... je
rougis, je balbutiai. J'ignorais ce que Mme Georges avait dit de moi; je
craignais de la démentir. Je répondis vaguement qu'orpheline et élevée
par des personnes sévères, je n'avais pas été très-heureuse pendant mon
enfance, et que mon bonheur datait de mon séjour auprès de Mme
Georges. Alors, Clara, bien plus par intérêt que par curiosité, me
demanda où j'avais été élevée: était-ce à la ville, ou à la campagne?
Comment se nommait mon père? Elle me demanda surtout si je me
rappelais d'avoir vu ma mère. Chacune de ces questions m'embarrassait
autant qu'elle me peinait; car il me fallait y répondre par des mensonges,
et vous m'avez appris, mon père, combien il est mal de mentir... Mais
Clara n'imagina pas que je pouvais la tromper. Attribuant l'hésitation de
mes réponses au chagrin que me causaient les tristes souvenirs de mon
enfance, Clara me crut, me plaignit avec une bonté qui me navra. Ô
mon père! vous ne saurez jamais ce que j'ai souffert dans ce premier
entretien! Combien il me coûtait de ne pas dire une parole qui ne fût
hypocrite et fausse!...
--Infortunée! Que la colère de Dieu s'appesantisse sur ceux qui, en vous
jetant dans une abominable voie de perditions, vous forceront peut-être

de subir toute votre vie les inexorables conséquences d'une première
faute!
--Oh! oui, ceux-là ont été bien méchants, mon père, reprit amèrement
Fleur-de-Marie, car ma honte est ineffaçable. Ce n'est pas tout; à
mesure que Clara me parlait du bonheur qui l'attendait, de son mariage,
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