--Et pourtant?
--Ah! mon père, pardonnez-moi ces chagrins; ils offensent peut-être
mes bienfaiteurs...
--Écoutez, Marie, nous vous avons souvent demandé le motif de la
tristesse dont vous êtes quelquefois accablée, et qui cause à votre
seconde mère de vives inquiétudes... Vous avez évité de nous répondre;
nous avons respecté votre secret en nous affligeant de ne pouvoir
soulager vos peines.
--Hélas! mon père, je ne puis vous dire ce qui se passe en moi. Ainsi
que vous, tout à l'heure, je me suis sentie émue à l'aspect de cette soirée
calme et triste... mon coeur s'est brisé... et j'ai pleuré...
--Mais qu'avez-vous, Marie? Vous savez combien l'on vous aime...
Voyons, avouez-moi tout. D'ailleurs, je puis vous dire cela; le jour
approche où Mme Georges et M. Rodolphe vous présenteront aux fonts
du baptême, en prenant devant Dieu l'engagement de vous protéger
toujours.
--M. Rodolphe? Lui... qui m'a sauvée! s'écria Fleur-de-Marie en
joignant les mains; il daignerait me donner cette nouvelle preuve
d'affection! Oh! tenez, je ne vous cacherai rien, mon père, je crains trop
d'être ingrate.
--Ingrate! Et comment?
--Pour me faire comprendre, il faut que je vous parle des premiers jours
où je suis venue à la ferme.
--Je vous écoute; nous causerons en marchant.
--Vous serez indulgent, n'est-ce pas, mon père? Ce que je vais vous dire
est peut-être bien mal.
--Le Seigneur vous a prouvé qu'il était miséricordieux. Prenez courage.
--Lorsque j'ai su, en arrivant ici, que je ne quitterais pas la ferme et
Mme Georges, dit Fleur-de-Marie après un moment de recueillement,
j'ai cru faire un beau rêve. D'abord j'éprouvais comme un
étourdissement de bonheur; à chaque instant, je songeais à M.
Rodolphe. Bien souvent, toute seule et malgré moi, je levais les yeux
au ciel comme pour l'y chercher et le remercier. Enfin... je m'en accuse,
mon père... je pensais plus à lui qu'à Dieu; car il avait fait pour moi ce
que Dieu seul aurait pu faire. J'étais heureuse... heureuse comme
quelqu'un qui a échappé pour toujours à un grand danger. Vous et Mme
Georges, vous étiez si bons pour moi que je me croyais plus à plaindre
qu'à blâmer.
Le curé regarda la Goualeuse avec surprise; elle continua:
--Peu à peu, je me suis habituée à cette vie si douce: je n'avais plus peur,
en me réveillant, de me retrouver chez l'ogresse; je me sentais, pour
ainsi dire, dormir avec sécurité; toute ma joie était d'aider Mme
Georges dans ses travaux, de m'appliquer aux leçons que vous me
donniez, mon père... et aussi de profiter de vos exhortations. Sauf
quelques moments de honte, quand je songeais au passé, je me croyais
l'égale de tout le monde, parce que tout le monde était bon pour moi,
lorsqu'un jour...
Ici les sanglots interrompirent Fleur-de-Marie.
--Voyons, calmez-vous, pauvre enfant, courage! Et continuez.
La Goualeuse, essuyant ses yeux, reprit:
--Vous vous souvenez, mon père, que, lors des fêtes de la Toussaint,
Mme Dubreuil, fermière de M. le duc de Lucenay à Arnouville, est
venue ici passer quelque temps avec sa fille.
--Sans doute, et je vous ai vue avec plaisir faire connaissance avec
Clara Dubreuil; elle est douée des meilleures qualités.
--C'est un ange, mon père... un ange... Quand je sus qu'elle devait venir
pendant quelques jours à la ferme, mon bonheur fut bien grand, je ne
songeais qu'au moment où je verrais cette compagne si désirée. Enfin
elle arriva. J'étais dans ma chambre; je devais la partager avec elle, je la
parais de mon mieux; on m'envoya chercher. J'entrai dans le salon, mon
coeur battait; Mme Georges, me montrant cette jolie jeune personne,
qui avait l'air aussi doux que modeste et bon, me dit: «Marie, voilà une
amie pour vous. Et j'espère que vous et ma fille serez bientôt comme
deux soeurs», ajouta Mme Dubreuil. À peine sa mère avait-elle dit ces
mots, que Mlle Clara accourut m'embrasser... Alors, mon père, dit
Fleur-de-Marie en pleurant, je ne sais ce qui se passa tout à coup en
moi... mais quand je sentis le visage pur et frais de Clara s'appuyer sur
ma joue flétrie... ma joue est devenue brûlante de honte... de remords...
je me suis souvenue de ce que j'étais... Moi!... moi, recevoir les
caresses d'une jeune personne si honnête!... Oh! cela me semblait une
tromperie... une hypocrisie indigne...
--Mais, mon enfant...
--Ah! mon père, s'écria Fleur-de-Marie en interrompant le curé avec
une exaltation douloureuse, lorsque M. Rodolphe m'a emmenée de la
Cité, j'avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation... Mais
croyez-vous que l'éducation, que les conseils, que les exemples que j'ai
reçus de Mme Georges et de vous, en éclairant tout à coup mon esprit,
ne m'aient pas, hélas! fait comprendre que j'avais été encore plus
coupable que malheureuse?... Avant l'arrivée de Mlle Clara, lorsque ces
pensées me tourmentaient, je m'étourdissais en tâchant de contenter
Mme
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