Les mystères de Paris, Tome II | Page 9

Eugène Süe

de sa douce vie de famille, je ne pouvais m'empêcher de comparer mon
sort au sien; car, malgré les bontés dont on me comble, mon sort sera
toujours misérable; vous et Mme Georges, en me faisant comprendre la
vertu, vous m'avez fait aussi comprendre la profondeur de mon
abjection passée; rien ne pourra m'empêcher d'avoir été le rebut de ce
qu'il y a de plus vil au monde. Hélas! puisque la connaissance du bien
et du mal devait m'être si funeste, que ne me laissait-on à mon
malheureux sort!
--Oh! Marie! Marie!...
--N'est-ce pas, mon père... ce que je dis est bien mal? Hélas voilà ce
que je n'osais vous avouer... Oui, quelquefois je suis assez ingrate pour
méconnaître les bontés dont on me comble, pour me dire: «Si l'on ne
m'eût pas arrachée à l'infamie, eh bien! la misère, les coups m'eussent
tuée bien vite; au moins je serais morte dans l'ignorance d'une pureté
que je regretterai toujours.»
--Hélas! Marie, cela est fatal! Une nature, même généreusement douée
par le Créateur, n'eût-elle été plongée qu'un jour dans la fange dont on
vous a tirée, en garde un stigmate ineffaçable... Telle est l'immutabilité
de la justice divine!
--Vous le voyez bien, mon père, s'écria douloureusement
Fleur-de-Marie, je dois désespérer jusqu'à la mort!
--Vous devez désespérer d'effacer de votre vie cette page désolante, dit
le prêtre d'une voix triste et grave, mais vous devez espérer en la
miséricorde infinie du Tout-Puissant. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant,
larmes, remords, expiation, mais un jour, là-haut, ajouta-t-il en élevant
sa main vers le firmament qui commençait à s'étoiler, là-haut, pardon,
félicité éternelle!

--Pitié... pitié, mon Dieu!... je suis si jeune... et ma vie sera peut-être
encore si longue!... dit la Goualeuse d'une voix déchirante, en tombant
à genoux aux pieds du curé par un mouvement involontaire.
Le prêtre était debout au sommet de la colline, non loin de laquelle
s'élevait le presbytère; sa soutane noire, sa figure vénérable, encadrée
de longs cheveux blancs et doucement éclairée par les dernières clartés
du crépuscule, se dessinaient sur l'horizon, d'une transparence, d'une
limpidité profondes: or pâle au couchant, saphir au zénith.
Le prêtre levait au ciel une de ses mains tremblantes, et abandonnait
l'autre à Fleur-de-Marie, qui la couvrait de larmes.
Le capuchon de sa mante grise, à ce moment rabattu sur ses épaules,
laissait voir le profil enchanteur de la jeune fille, son charmant regard
suppliant et baigné de larmes... son cou d'une blancheur éblouissantes,
où se voyait l'attache soyeuse de ses jolis cheveux blonds.
Cette scène simple et grande offrait un contraste, une coïncidence
bizarre, avec l'ignoble scène qui, presque au même instant, se passait
dans les profondeurs du chemin creux entre le Maître d'école et la
Chouette.
Caché dans les ténèbres d'un noir ravin, assailli de lâches terreurs, un
effroyable meurtrier, portant la peine de ses forfaits, s'était aussi
agenouillé... mais devant sa complice, furie railleuse, vengeresse, qui le
tourmentait sans merci et le poussait à de nouveaux crimes... sa
complice... cause première des malheurs de Fleur-de-Marie.
De Fleur-de-Marie que torturait un remords incessant.
L'exagération de sa douleur n'était-elle pas concevable? Entourée
depuis son enfance d'êtres dégradés, méchants, infâmes; quittant sa
prison pour l'antre de l'ogresse, autre prison horrible; n'étant jamais
sortie des cours de sa geôle ou des rues caverneuses de la Cité, cette
malheureuse jeune fille n'avait-elle pas vécu jusqu'alors dans
l'ignorance profonde du beau et du bien, aussi étrangère aux sentiments
nobles et religieux qu'aux splendeurs magnifiques de la nature?

Et voilà que tout à coup elle abandonne son cloaque infect pour une
retraite charmante et rustique, sa vie immonde, pour partager une
existence heureuse et paisible avec les êtres les plus vertueux; les plus
tendres, les plus compatissants à ses infortunes...
Enfin tout ce qu'il y a d'admirable dans la créature et dans la création se
révèle à la fois et en un moment à son âme étonnée. À ce spectacle
imposant, son esprit s'agrandit, son intelligence se développe, ses
nobles instincts s'éveillent... Et c'est parce que son esprit s'est agrandi,
parce que son intelligence s'est développée, parce que ses nobles
instincts se sont éveillés... qu'ayant la conscience de la dégradation
première, elle ressent pour sa vie passée une douloureuse et incurable
horreur, et comprend, hélas! ainsi qu'elle le dit, qu'il est des souillures
qui ne s'effacent jamais...
--Ô malheur à moi! disait la Goualeuse désespérée, ma vie tout entière,
fût-elle aussi longue, aussi pure que la vôtre, mon père, sera désormais
flétrie par la conscience et par le souvenir du passé... Malheur à moi!
--Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le
Seigneur envoie ces remords pleins d'amertume, mais salutaires! Ils
prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme! Tant d'autres, moins
noblement bien douées que vous, eussent, à votre place, vite oublié le
passé pour ne songer
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