Les mystères de Paris, Tome II | Page 5

Eugène Süe
le Chourineur aussi. En
sortant de l'hôpital, j'ai été rôder allée des Veuves... tout était fermé.
Mais j'ai dit au grand monsieur en deuil: «Dans le temps, vous vouliez
nous payer pour faire quelque chose à ce monstre de M. Rodolphe;
est-ce qu'après l'affaire de la jeune fille que nous attendons, il n'y aurait
pas à monter un coup contre lui?--Peut-être...» m'a-t-il répondu.
Entends-tu, Fourline? Peut-être... Courage, mon homme! nous en
mangerons, du Rodolphe; c'est moi qui te le dis, nous en mangerons!
--Bien vrai, tu ne m'abandonneras pas? dit le brigand à la Chouette d'un
ton soumis mais défiant. Maintenant, si tu m'abandonnais, qu'est-ce que
je deviendrais?
--Ça, c'est vrai. Dis donc, Fourline, quelle farce si nous deux Tortillard,
nous nous esbignions avec la voiture, et que nous te laissions là, au
milieu des champs, par cette nuit où le froid va pincer dur! C'est ça qui
serait drôle, hein, brigand?
À cette menace, le Maître d'école frémit; il se rapprocha de la Chouette
et lui dit en tremblant:
--Non, non, tu ne feras pas ça, la Chouette... ni toi non plus, Tortillard...
ça serait trop méchant.
--Ah! ah! ah! trop méchant... est-il simple! Et le petit vieux de la rue du
Roule! et le marchand de boeufs! et la femme du canal Saint-Martin! et
le monsieur de l'allée des Veuves! Est-ce que tu crois qu'ils t'ont trouvé
caressant, avec ton grand couteau? Pourquoi donc qu'à ton tour on ne te
ferait pas de farce?
--Eh bien! je l'avouerai, dit sourdement le Maître d'école; voyons, j'ai
eu tort de te soupçonner, j'ai eu tort aussi de vouloir battre Tortillard: je
t'en demande pardon, entends-tu... et à toi aussi, Tortillard... oui, je
vous demande pardon à tous deux.
--Moi, je veux qu'il demande pardon à genoux d'avoir voulu battre la
Chouette, dit Tortillard.

--Gueux de momacque! Est-il amusant! dit la Chouette en riant; il me
donne pourtant envie de voir quelle frimousse tu feras comme ça, mon
homme. Allons, à genoux, comme si tu jaspinais d'amour à ta Chouette;
dépêche-toi, ou nous te lâchons; et, je t'en préviens, dans une
demi-heure il fera nuit.
--Nuit ou jour qu'est-ce que ça lui fait? dit Tortillard en goguenardant.
Ce monsieur garde toujours ses volets fermés, il a peur de gâter son
teint.
--Me voici à genoux. Je te demande pardon, la Chouette... et à toi aussi,
Tortillard. Eh bien! êtes-vous contents? dit le brigand en s'agenouillant
au milieu du chemin. Maintenant, vous ne m'abandonnerez pas, dites?
Ce groupe étrange, encadré dans les talus du ravin, éclairé par les
lueurs rougeâtres du crépuscule, était hideux à voir.
Au milieu du chemin, le Maître d'école, suppliant, étendait vers la
borgnesse ses mains puissantes; sa rude et épaisse chevelure retombait
comme une crinière sur son front livide; ses paupières rouges,
démesurément écartées par la frayeur, laissaient alors voir la moitié de
sa prunelle immobile, terne, vitreuse, morte... le regard d'un cadavre.
Ses formidables épaules se courbaient humblement. Cet hercule
s'agenouillait tremblant aux pieds d'une vieille femme et d'un enfant.
La borgnesse, enveloppée d'un châle de tartan rouge, la tête couverte
d'un vieux bonnet de tulle noir qui laissait échapper quelques mèches
de cheveux gris, dominait le Maître d'école de toute sa hauteur. Le
visage osseux, tanné, ridé, plombé, de cette vieille au nez crochu
exprimait une joie insultante et féroce; son oeil fauve étincelait comme
un charbon ardent; un rictus sinistre retroussait ses lèvres ombragées de
longs poils et montrait trois ou quatre grandes dents jaunes et
déchaussées.
Tortillard, vêtu de sa blouse à ceinture de cuir, debout sur un pied,
s'appuyait au bras de la Chouette pour se maintenir en équilibre.

La figure maladive et rusée de cet enfant, au teint aussi blafard que ses
cheveux, exprimait en ce moment une méchanceté railleuse et
diabolique.
L'ombre projetée par l'escarpement du ravin redoublait l'horreur de
cette scène, que l'obscurité croissante voilait à demi.
--Mais promettez-moi donc, au moins, de ne pas m'abandonner!...
répéta le Maître d'école, effrayé du silence de la Chouette et de
Tortillard, qui jouissaient de son effroi. Est-ce que vous n'êtes plus là?
ajouta le meurtrier en se penchant pour écouter et avançant
machinalement les bras.
--Si, si, mon homme nous sommes là; n'aie pas peur. T'abandonner!
plutôt baiser la camarde[18]! Une fois pour toutes, il faut que je te
rassure et que je te dise pourquoi je ne t'abandonnerai jamais.
Écoute-moi bien: j'ai toujours adoré avoir quelqu'un à qui faire sentir
mes ongles... bêtes ou gens. Avant la Pégriotte (que le boulanger me la
renvoie! car j'ai toujours mon idée... de la débarbouiller avec du vitriol),
avant la Pégriotte, j'avais un môme qui s'est refroidi[19] à la peine:
c'est pour cela que j'ai été au clou[20] six ans; pendant ce temps-là je
faisais la misère à des oiseaux: je les apprivoisais pour les
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