d'oeil s?r.
Ce nouvel arrivant s'était placé de fa?on à pouvoir observer les deux individus à figure sinistre dont l'un avait demandé le Ma?tre d'école. Il ne les quittait pas du regard; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient s'apercevoir de la surveillance dont ils étaient l'objet.
Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgré son audace, le Chourineur témoignait une sorte de déférence à Rodolphe; il n'osait pas le tutoyer.
Cet homme ne respectait pas les lois, mais il respectait la force.
--Foi d'homme! dit-il à Rodolphe, quoique j'aie eu ma danse, je suis tout de même flatté de vous avoir rencontré.
--Parce que tu trouves l'arlequin de ton go?t?
--D'abord... et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec le Ma?tre d'école, lui qui m'a toujours rincé... le voir rincé à son tour... ?a me flattera...
--Ah ?à, est-ce que tu crois que pour t'amuser je vais sauter comme un bouledogue sur le Ma?tre d'école?
--Non, mais il sautera sur vous dès qu'il entendra dire que vous êtes plus fort que lui, répondit le Chourineur en se frottant les mains.
--J'ai encore assez de monnaie pour lui donner sa paye! dit nonchalamment Rodolphe; puis il reprit: Ah ?à, il fait un temps de chien... si nous demandions un pot d'eau d'aff avec du sucre, ?a mettrait peut-être la Goualeuse en train de chanter...
--?a me va, dit le Chourineur.
--Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes, ajouta Rodolphe.
--L'Albinos, dit Chourineur, fagot affranchi (for?at libéré), débardeur de bois flotté au quai Saint-Paul, gelé pendant l'hiver, r?ti pendant l'été, voilà mon caractère, dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec sa main gauche. Ah ?à, ajouta-t-il, et vous, mon ma?tre, c'est la première fois qu'on vous voit dans la Cité... C'est pas pour vous le reprocher, mais vous y êtes entré cranement sur mon crane et tambour battant sur ma peau. Nom d'un nom, quel roulement!... surtout les coups de poing de la fin... J'en reviens toujours là, comme c'était fignolé!... Mais vous avez un autre métier que de rincer le Chourineur?
--Je suis peintre en éventails! et je m'appelle Rodolphe.
--Peintre en éventails! C'est donc ?a que vous avez les mains si blanches, dit le Chourineur. C'est égal, si tous vos camarades sont comme vous, il para?t qu'il faut être pas mal fort pour faire cet état-là... Mais puisque vous êtes ouvrier, et sans doute un honnête ouvrier... pourquoi venez-vous dans un tapis-franc, où il n'y a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi, et qui ne peuvent aller ailleurs?
--Je viens ici, parce que j'aime la bonne société.
--Hum!... hum!... dit le Chourineur en secouant la tête d'un air de doute. Je vous ai trouvé dans l'allée de Bras-Rouge; enfin... suffit... Vous dites que vous ne le connaissez pas?
--Est-ce que tu vas m'ennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge, que l'enfer confonde... si ?a pla?t à Lucifer!...
--Tenez, mon ma?tre, vous vous défiez peut-être de moi, et vous n'avez pas tort... Mais, si vous voulez, je vous raconterai mon histoire... à condition que vous m'apprendrez à donner les coups de poing qui ont été le bouquet de ma raclée... j'y tiens.
--J'y consens, Chourineur, tu me diras ton histoire... et la Goualeuse dira aussi la sienne.
--?a va, reprit le Chourineur... Il fait un temps à ne pas mettre un sergent de ville dehors... ?a nous amusera... Veux-tu, la Goualeuse?
--Je veux bien; mais ?a ne sera pas long, dit Fleur-de-Marie...
--Et vous nous direz la v?tre, camarade Rodolphe? ajouta le Chourineur.
--Oui, je commencerai...
--Peintre d'éventails, dit la Goualeuse, c'est un bien joli métier.
--Et combien gagnez-vous, à vous éreinter à ?a? dit le Chourineur.
--Je suis à ma tache, répondit Rodolphe; mes bonnes journées vont à quatre francs, quelquefois à cinq, mais dans l'été, parce que les jours sont longs.
--Et vous flanez souvent, gueusard?
--Oui, tant que j'ai de l'argent: d'abord six sous pour ma nuit dans mon garni.
--Excusez, monseigneur... vous couchez à six sous, vous! dit le Chourineur en portant la main à son bonnet...
Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourire imperceptiblement Rodolphe, qui reprit:
--Oh! je tiens à mes aises et à la propreté.
--En voilà un pair de France! un banquier! un riche! s'écria le Chourineur, il couche à six.
--Avec ?a, continua Rodolphe, quatre sous de tabac, ?a fait dix; quatre sous à déjeuner, quatorze; quinze sous à d?ner; un ou deux sous d'eau-de-vie, ?a me fait dans les environs de trente ronds (sous) par jour. Je n'ai pas besoin de travailler toute la semaine; le reste du temps je fais la noce.
--Et votre famille? dit la Goualeuse.
--Le choléra l'a mangée, reprit Rodolphe.
--Qu'est-ce qu'ils étaient, vos parents? demanda la Goualeuse.
--Fripiers sous les piliers des Halles, négociants en vieux chiffons.
--Et combien que vous avez vendu leur fonds? dit le Chourineur.
--J'étais trop jeune, c'est mon tuteur, qui l'a vendu; quand j'ai été major, je lui ai

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.