Les mystères de Paris, Tome I | Page 7

Eugène Süe
très-pale, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front) se pencha vers l'ogresse, qui essuyait soigneusement la table de Rodolphe, et lui dit d'une voix enrouée:
--Le Ma?tre d'école n'est pas venu aujourd'hui?
--Non, dit la mère Ponisse.
--Et hier?
--Il est venu.
--Avec sa nouvelle largue[23]?
--Ah ?a! est-ce que tu me prends pour un raille[24], avec des drogueries? Est-ce que tu crois que je vais manger mes pratiques sur l'orgue[25]? dit l'ogresse d'une voix brutale.
--J'ai rendez-vous ce soir avec le Ma?tre d'école, répéta le brigand, nous avons des affaires ensemble.
--?a doit être du propre, vos affaires, tas d'escarpes[26] que vous êtes!
--Escarpes! répéta le bandit d'un air irrité, c'est les escarpes qui te font vivre!
--Ah ?à! vas-tu me donner la paix! s'écria l'ogresse d'un air mena?ant, en levant sur le questionneur le broc qu'elle tenait à la main.
L'homme se remit à sa place en grommelant.
Fleur-de-Marie, entrant dans la taverne de l'ogresse sur les pas du Chourineur, avait échangé un signe de tête amical avec l'adolescent à figure flétrie.
Le Chourineur dit à ce dernier:
--Eh! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l'eau d'aff[27]?
--Toujours! j'aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d'être sans eau d'aff dans l'avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde[28], dit le jeune homme d'une voix cassée, sans changer de position et en lan?ant d'énormes bouffées de tabac.
--Bonsoir, mère Ponisse, dit la Goualeuse.
--Bonsoir, Fleur-de-Marie, répondit l'ogresse en s'approchant de la jeune fille pour inspecter les vêtements qui couvraient la malheureuse et qu'elle lui avait loués.
Après cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue:
--C'est un plaisir de te louer des effets, à toi... tu es propre comme une petite chatte... aussi je n'aurais pas confié ce joli chale orange à des canailles comme la Tourneuse ou la Tête-de-Mort. Mais aussi c'est moi qui t'ai éduquée depuis ta sortie de prison... et il faut être juste, il n'y a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité.
La Goualeuse baissa la tête et ne parut nullement fière des louanges de l'ogresse.
--Tiens! dit Rodolphe, vous avez du buis bénit sur votre coucou, la mère?
Et il montra du doigt le saint rameau placé derrière la vielle horloge.
--Eh bien, faut-il pas vivre comme des pa?ens! répondit na?vement l'horrible femme.
Puis, s'adressant à Fleur-de-Marie, elle ajouta:
--Dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes[29]?
--Après souper, mère Ponisse, dit le Chourineur.
--Qu'est-ce que je vais vous servir, mon brave? dit l'ogresse à Rodolphe, dont elle voulait se faire bien venir et peut-être au besoin acheter le soutien.
--Demandez au Chourineur, la mère; il régale; moi, je paye.
--Eh bien! dit l'ogresse en se tournant vers le bandit, qu'est-ce que tu veux à souper, mauvais chien?
--Deux doubles cholettes de tortu à douze, un arlequin et trois cro?tons de lartif bien tendre (deux litres de vin à douze sous, trois cro?tons de pain très-tendre) et un arlequin[30], dit le Chourineur, après avoir un moment médité sur la composition de ce menu.
--Je vois que tu es toujours un fameux licheur et que tu as toujours une passion pour les arlequins.
--Eh bien! maintenant, la Goualeuse, dit le Chourineur, as-tu faim?
--Non, Chourineur.
--Veux-tu autre chose qu'un arlequin, ma fille? dit Rodolphe.
--Oh! non... ma faim a passé...
--Mais regarde donc mon ma?tre... ma fille! dit le Chourineur en riant d'un gros rire et indiquant Rodolphe du regard. Est-ce que tu n'oses pas le reluquer?
La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans répondre.
Au bout de quelques moments, l'ogresse vint elle-même placer sur la table de Rodolphe un broc de vin, un pain et l'arlequin, dont nous n'essayerons pas de donner une idée au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouver parfaitement de son go?t, car il s'écria:
--Quel plat! Dieu de Dieu!... quel plat! C'est comme un omnibus! Il y en a pour tous les go?ts, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre, pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre... Des pilons de volaille, des queues de poisson, des os de c?telette, des cro?tes de paté, de la friture, du fromage, des légumes, des têtes de bécasse, du biscuit et de la salade. Mais mange donc, la Goualeuse... c'est du soigné... Est-ce que tu as nocé aujourd'hui?
--Nocé! ah bien oui! J'ai mangé ce matin comme toujours, mon sou de lait et mon sou de pain.
L'entrée d'un nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes les conversations et fit lever toutes les têtes.
C'était un homme entre les deux ages, alerte et robuste, portant veste et casquette, parfaitement au fait des usages du tapis-franc; il employa le langage familier à ses h?tes pour demander à souper.
Quoique cet étranger ne f?t pas un des habitués du tapis-franc, on ne fit bient?t plus attention à lui: il était jugé.
Pour reconna?tre leurs pareils, les bandits, comme les honnêtes gens, ont un coup
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