Les misérables Tome V | Page 8

Victor Hugo
Combeferre prit la parole.
--Allons, dit-il, il faut avoir un peu de pitié. Savez-vous de quoi il est question ici? Il est
question des femmes. Voyons. Y a-t-il des femmes, oui ou non? y a-t-il des enfants, oui
ou non? y a-t-il, oui ou non, des mères, qui poussent des berceaux du pied et qui ont des
tas de petits autour d'elles? Que celui de vous qui n'a jamais vu le sein d'une nourrice lève
la main. Ah! vous voulez vous faire tuer, je le veux aussi, moi qui vous parle, mais je ne
veux pas sentir des fantômes de femmes qui se tordent les bras autour de moi. Mourez,

soit, mais ne faites pas mourir. Des suicides comme celui qui va s'accomplir ici sont
sublimes, mais le suicide est étroit, et ne veut pas d'extension; et dès qu'il touche à vos
proches, le suicide s'appelle meurtre. Songez aux petites têtes blondes, et songez aux
cheveux blancs. Écoutez, tout à l'heure, Enjolras, il vient de me le dire, a vu au coin de la
rue du Cygne une croisée éclairée, une chandelle à une pauvre fenêtre, au cinquième, et
sur la vitre l'ombre toute branlante d'une tête de vieille femme qui avait l'air d'avoir passé
la nuit et d'attendre. C'est peut-être la mère de l'un de vous. Eh bien, qu'il s'en aille,
celui-là, et qu'il se dépêche d'aller dire à sa mère: Mère, me voilà! Qu'il soit tranquille, on
fera la besogne ici tout de même. Quand on soutient ses proches de son travail, on n'a
plus le droit de se sacrifier. C'est déserter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles, et
ceux qui ont des soeurs! Y pensez-vous? Vous vous faites tuer, vous voilà morts, c'est
bon, et demain? Des jeunes filles qui n'ont pas de pain, cela est terrible. L'homme mendie,
la femme vend. Ah! ces charmants êtres si gracieux et si doux qui ont des bonnets de
fleurs, qui chantent, qui jasent, qui emplissent la maison de chasteté, qui sont comme un
parfum vivant, qui prouvent l'existence des anges dans le ciel par la pureté des vierges sur
la terre, cette Jeanne, cette Lise, cette Mimi, ces adorables et honnêtes créatures qui sont
votre bénédiction et votre orgueil, ah mon Dieu, elles vont avoir faim! Que voulez-vous
que je vous dise? Il y a un marché de chair humaine, et ce n'est pas avec vos mains
d'ombres, frémissantes autour d'elles, que vous les empêcherez d'y entrer! Songez à la rue,
songez au pavé couvert de passants, songez aux boutiques devant lesquelles des femmes
vont et viennent décolletées et dans la boue. Ces femmes-là aussi ont été pures. Songez à
vos soeurs, ceux qui en ont. La misère, la prostitution, les sergents de ville, Saint-Lazare,
voilà où vont tomber ces délicates belles filles, ces fragiles merveilles de pudeur, de
gentillesse et de beauté, plus fraîches que les lilas du mois de mai. Ah! vous vous êtes fait
tuer! ah! vous n'êtes plus là! C'est bien; vous avez voulu soustraire le peuple à la royauté,
vous donnez vos filles à la police. Amis, prenez garde, ayez de la compassion. Les
femmes, les malheureuses femmes, on n'a pas l'habitude d'y songer beaucoup. On se fie
sur ce que les femmes n'ont pas reçu l'éducation des hommes, on les empêche de lire, on
les empêche de penser, on les empêche de s'occuper de politique; les empêcherez-vous
d'aller ce soir à la morgue et de reconnaître vos cadavres? Voyons, il faut que ceux qui
ont des familles soient bons enfants et nous donnent une poignée de main et s'en aillent,
et nous laissent faire ici l'affaire tout seuls. Je sais bien qu'il faut du courage pour s'en
aller, c'est difficile; mais plus c'est difficile, plus c'est méritoire. On dit: J'ai un fusil, je
suis à la barricade, tant pis, j'y reste. Tant pis, c'est bientôt dit. Mes amis, il y a un
lendemain, vous n'y serez pas à ce lendemain, mais vos familles y seront. Et que de
souffrances! Tenez, un joli enfant bien portant qui a des joues comme une pomme, qui
babille, qui jacasse, qui jabote, qui rit, qu'on sent frais sous le baiser, savez-vous ce que
cela devient quand c'est abandonné? J'en ai vu un, tout petit, haut comme cela. Son père
était mort. De pauvres gens l'avaient recueilli par charité, mais ils n'avaient pas de pain
pour eux-mêmes. L'enfant avait toujours faim. C'était l'hiver. Il ne pleurait pas. On le
voyait aller près du poêle où il n'y avait jamais de feu et dont le tuyau, vous savez, était
mastiqué avec de la terre jaune. L'enfant détachait avec ses petits doigts un peu de cette
terre et la mangeait. Il avait la respiration rauque, la face livide, les jambes molles, le
ventre gros. Il ne disait rien.
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