Les misérables Tome V | Page 7

Victor Hugo
cette facilité de
prophétie triomphante qui est une des forces du Français combattant, ils divisaient en
trois phases certaines la journée qui allait s'ouvrir: à six heures du matin, un régiment,
«qu'on avait travaillé», tournerait; à midi, l'insurrection de tout Paris; au coucher du soleil,
la révolution.
On entendait le tocsin de Saint-Merry qui ne s'était pas tu une minute depuis la veille;
preuve que l'autre barricade, la grande, celle de Jeanne, tenait toujours.
Toutes ces espérances s'échangeaient d'un groupe à l'autre dans une sorte de
chuchotement gai et redoutable qui ressemblait au bourdonnement de guerre d'une ruche
d'abeilles.
Enjolras reparut. Il revenait de sa sombre promenade d'aigle dans l'obscurité extérieure. Il
écouta un instant toute cette joie les bras croisés, une main sur sa bouche. Puis, frais et
rose dans la blancheur grandissante du matin, il dit:
--Toute l'armée de Paris donne. Un tiers de cette armée pèse sur la barricade où vous êtes.
De plus la garde nationale. J'ai distingué les shakos du cinquième de ligne et les guidons
de la sixième légion. Vous serez attaqués dans une heure. Quant au peuple, il a
bouillonné hier, mais ce matin il ne bouge pas. Rien à attendre, rien à espérer. Pas plus un
faubourg qu'un régiment. Vous êtes abandonnés.
Ces paroles tombèrent sur le bourdonnement des groupes, et y firent l'effet que fait sur un
essaim la première goutte de l'orage. Tous restèrent muets. Il y eut un moment

d'inexprimable angoisse où l'on eût entendu voler la mort.
Ce moment fut court.
Une voix, du fond le plus obscur des groupes, cria à Enjolras:
--Soit. Élevons la barricade à vingt pieds de haut, et restons-y tous. Citoyens, faisons la
protection des cadavres. Montrons que, si le peuple abandonne les républicains, les
républicains n'abandonnent pas le peuple.
Cette parole dégageait du pénible nuage des anxiétés individuelles la pensée de tous. Une
acclamation enthousiaste l'accueillit.
On n'a jamais su le nom de l'homme qui avait parlé ainsi; c'était quelque porte-blouse
ignoré, un inconnu, un oublié, un passant héros, ce grand anonyme toujours mêlé aux
crises humaines et aux genèses sociales qui, à un instant donné, dit d'une façon suprême
le mot décisif, et qui s'évanouit dans les ténèbres après avoir représenté une minute, dans
la lumière d'un éclair, le peuple et Dieu.
Cette résolution inexorable était tellement dans l'air du 6 juin 1832 que, presque à la
même heure, dans la barricade de Saint-Merry, les insurgés poussaient cette clameur
demeurée historique et consignée au procès: Qu'on vienne à notre secours ou qu'on n'y
vienne pas, qu'importe! Faisons-nous tuer ici jusqu'au dernier.
Comme on voit, les deux barricades, quoique matériellement isolées, communiquaient.

Chapitre IV
Cinq de moins, un de plus
Après que l'homme quelconque, qui décrétait «la protestation des cadavres», eut parlé et
donné la formule de l'âme commune, de toutes les bouches sortit un cri étrangement
satisfait et terrible, funèbre par le sens et triomphal par l'accent:
--Vive la mort! Restons ici tous.
--Pourquoi tous? dit Enjolras.
--Tous! tous!
Enjolras reprit:
--La position est bonne, la barricade est belle. Trente hommes suffisent. Pourquoi en
sacrifier quarante?
Ils répliquèrent:

--Parce que pas un ne voudra s'en aller.
--Citoyens, criait Enjolras, et il y avait dans sa voix une vibration presque irritée, la
République n'est pas assez riche en hommes pour faire des dépenses inutiles. La gloriole
est un gaspillage. Si, pour quelques-uns, le devoir est de s'en aller, ce devoir-là doit être
fait comme un autre.
Enjolras, l'homme principe, avait sur ses coreligionnaires cette sorte de toute-puissance
qui se dégage de l'absolu. Cependant, quelle que fût cette omnipotence, on murmura.
Chef jusque dans le bout des ongles, Enjolras, voyant qu'on murmurait, insista. Il reprit
avec hauteur:
--Que ceux qui craignent de n'être plus que trente le disent.
Les murmures redoublèrent.
--D'ailleurs, observa une voix dans un groupe, s'en aller, c'est facile à dire. La barricade
est cernée.
--Pas du côté des halles, dit Enjolras. La rue Mondétour est libre, et par la rue des
Prêcheurs on peut gagner le marché des Innocents.
--Et là, reprit une autre voix du groupe, on sera pris. On tombera dans quelque
grand'garde de la ligne ou de la banlieue. Ils verront passer un homme en blouse et en
casquette. D'où viens-tu, toi? serais-tu pas de la barricade? Et on vous regarde les mains.
Tu sens la poudre. Fusillé.
Enjolras, sans répondre, toucha l'épaule de Combeferre, et tous deux entrèrent dans la
salle basse.
Ils ressortirent un moment après. Enjolras tenait dans ses deux mains étendues les quatre
uniformes qu'il avait fait réserver. Combeferre le suivait portant les buffleteries et les
shakos.
--Avec cet uniforme, dit Enjolras, on se mêle aux rangs et l'on s'échappe. Voici toujours
pour quatre.
Et il jeta sur le sol dépavé les quatre uniformes.
Aucun ébranlement ne se faisait dans le stoïque auditoire.
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