Les misérables Tome V | Page 5

Victor Hugo
la tempête; il continuait l'ouragan dans la bataille. Au génie près, il y avait
en Cournet quelque chose de Danton, comme, à la divinité près, il y avait en Danton

quelque chose d'Hercule.
Barthélemy, maigre, chétif, pâle, taciturne, était une espèce de gamin tragique qui,
souffleté par un sergent de ville, le guetta, l'attendit, et le tua, et, à dix-sept ans, fut mis au
bagne. Il en sortit, et fît cette barricade.
Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous deux, Barthélemy tua Cournet. Ce fut un
duel funèbre. Quelque temps après, pris dans l'engrenage d'une de ces mystérieuses
aventures où la passion est mêlée, catastrophes où la justice française voit des
circonstances atténuantes et où la justice anglaise ne voit que la mort, Barthélemy fut
pendu. La sombre construction sociale est ainsi faite que, grâce au dénûment matériel,
grâce à l'obscurité morale, ce malheureux être qui contenait une intelligence, ferme à
coup sûr, grande peut-être, commença par le bagne en France et finit par le gibet en
Angleterre. Barthélemy, dans les occasions, n'arborait qu'un drapeau; le drapeau noir.

Chapitre II
Que faire dans l'abîme à moins que l'on ne cause?
Seize ans comptent dans la souterraine éducation de l'émeute, et juin 1848 en savait plus
long que juin 1832. Aussi la barricade de la rue de la Chanvrerie n'était-elle qu'une
ébauche et qu'un embryon, comparée aux deux barricades colosses que nous venons
d'esquisser; mais, pour l'époque, elle était redoutable.
Les insurgés, sous l'oeil d'Enjolras, car Marius ne regardait plus rien, avaient mis la nuit à
profit. La barricade avait été non seulement réparée, mais augmentée. On l'avait
exhaussée de deux pieds. Des barres de fer plantées dans les pavés ressemblaient à des
lances en arrêt. Toutes sortes de décombres ajoutés et apportés de toutes parts
compliquaient l'enchevêtrement extérieur. La redoute avait été savamment refaite en
muraille au dedans et en broussaille au dehors.
On avait rétabli l'escalier de pavés qui permettait d'y monter comme à un mur de
citadelle.
On avait fait le ménage de la barricade, désencombré la salle basse, pris la cuisine pour
ambulance, achevé le pansement des blessés, recueilli la poudre éparse à terre et sur les
tables, fondu des balles, fabriqué des cartouches, épluché de la charpie, distribué les
armes tombées, nettoyé l'intérieur de la redoute, ramassé les débris, emporté les cadavres.
On déposa les morts en tas dans la ruelle Mondétour dont on était toujours maître. Le
pavé a été longtemps rouge à cet endroit. Il y avait parmi les morts quatre gardes
nationaux de la banlieue. Enjolras fit mettre de côté leurs uniformes.
Enjolras avait conseillé deux heures de sommeil. Un conseil d'Enjolras était une consigne.
Pourtant, trois ou quatre seulement en profitèrent. Feuilly employa ces deux heures à la
gravure de cette inscription sur le mur qui faisait face au cabaret:

VIVENT LES PEUPLES!
Ces trois mots, creusés dans le moellon avec un clou, se lisaient encore sur cette muraille
en 1848.
Les trois femmes avaient profité du répit de la nuit pour disparaître définitivement; ce qui
faisait respirer les insurgés plus à l'aise.
Elles avaient trouvé moyen de se réfugier dans quelque maison voisine.
La plupart des blessés pouvaient et voulaient encore combattre. Il y avait, sur une litière
de matelas et de bottes de paille, dans la cuisine devenue l'ambulance, cinq hommes
gravement atteints, dont deux gardes municipaux. Les gardes municipaux furent pansés
les premiers.
Il ne resta plus dans la salle basse que Mabeuf sous son drap noir et Javert lié au poteau.
--C'est ici la salle des morts, dit Enjolras.
Dans l'intérieur de cette salle, à peine éclairée d'une chandelle, tout au fond, la table
mortuaire étant derrière le poteau comme une barre horizontale, une sorte de grande croix
vague résultait de Javert debout et de Mabeuf couché.
Le timon de l'omnibus, quoique tronqué par la fusillade, était encore assez debout pour
qu'on pût y accrocher un drapeau.
Enjolras, qui avait cette qualité d'un chef, de toujours faire ce qu'il disait, attacha à cette
hampe l'habit troué et sanglant du vieillard tué.
Aucun repas n'était plus possible. Il n'y avait ni pain ni viande. Les cinquante hommes de
la barricade, depuis seize heures qu'ils étaient là, avaient eu vite épuisé les maigres
provisions du cabaret. À un instant donné, toute barricade qui tient devient
inévitablement le radeau de la Méduse. Il fallut se résigner à la faim. On était aux
premières heures de cette journée spartiate du 6 juin où, dans la barricade Saint-Merry,
Jeanne, entouré d'insurgés qui demandaient du pain, à tous ces combattants criant: À
manger! répondait: Pourquoi? il est trois heures. À quatre heures nous serons morts.
Comme on ne pouvait plus manger, Enjolras défendit de boire. Il interdit le vin et
rationna l'eau-de-vie.
On avait trouvé dans la cave une quinzaine de bouteilles pleines, hermétiquement
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