Les misérables Tome V | Page 4

Victor Hugo
dans la
rue qui monte les rampes de Belleville, au point culminant de la montée, une muraille
étrange atteignant au deuxième étage des façades, sorte de trait d'union des maisons de
droite aux maisons de gauche, comme si la rue avait replié d'elle-même son plus haut mur
pour se fermer brusquement. Ce mur était bâti avec des pavés. Il était droit, correct, froid,
perpendiculaire, nivelé à l'équerre, tiré au cordeau, aligné au fil à plomb. Le ciment y
manquait sans doute, mais comme à de certains murs romains, sans troubler sa rigide
architecture. À sa hauteur on devinait sa profondeur. L'entablement était
mathématiquement parallèle au soubassement. On distinguait d'espace en espace, sur sa
surface grise, des meurtrières presque invisibles qui ressemblaient à des fils noirs. Ces
meurtrières étaient séparées les unes des autres par des intervalles égaux. La rue était
déserte à perte de vue. Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées. Au fond se dressait
ce barrage qui faisait de la rue un cul-de-sac; mur immobile et tranquille; on n'y voyait
personne, on n'y entendait rien; pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Un sépulcre.
L'éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible.
C'était la barricade du faubourg du Temple.
Dès qu'on arrivait sur le terrain et qu'on l'apercevait, il était impossible, même aux plus
hardis, de ne pas devenir pensif devant cette apparition mystérieuse. C'était ajusté,
emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. Il y avait là de la science et des
ténèbres. On sentait que le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre. On
regardait cela et l'on parlait bas.
De temps en temps, si quelqu'un, soldat, officier ou représentant du peuple, se hasardait à
traverser la chaussée solitaire, on entendait un sifflement aigu et faible, et le passant
tombait blessé ou mort, ou, s'il échappait, on voyait s'enfoncer dans quelque volet fermé,

dans un entre-deux de moellons, dans le plâtre d'un mur, une balle. Quelquefois un
biscaïen. Car les hommes de la barricade s'étaient fait de deux tronçons de tuyaux de
fonte du gaz bouchés à un bout avec de l'étoupe et de la terre à poêle, deux petits canons.
Pas de dépense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques cadavres
çà et là, et des flaques de sang sur les pavés. Je me souviens d'un papillon blanc qui allait
et venait dans la rue. L'été n'abdique pas.
Aux environs, le dessous des portes cochères était encombré de blessés.
On se sentait là visé par quelqu'un qu'on ne voyait point, et l'on comprenait que toute la
longueur de la rue était couchée en joue.
Massés derrière l'espèce de dos d'âne que fait à l'entrée du faubourg du Temple le pont
cintré du canal, les soldats de la colonne d'attaque observaient, graves et recueillis, cette
redoute lugubre, cette immobilité, cette impassibilité, d'où la mort sortait. Quelques-uns
rampaient à plat ventre jusqu'au haut de la courbe du pont en ayant soin que leurs shakos
ne passassent point.
Le vaillant colonel Monteynard admirait cette barricade avec un frémissement.--Comme
c'est bâti! disait-il à un représentant. _Pas un pavé ne déborde de l'autre. C'est de la
porcelaine._--En ce moment une balle lui brisa sa croix sur sa poitrine, et il tomba.
--Les lâches! disait-on. Mais qu'ils se montrent donc! qu'on les voie! ils n'osent pas! ils se
cachent!--La barricade du faubourg du Temple, défendue par quatre-vingts hommes,
attaquée par dix mille, tint trois jours. Le quatrième, on fit comme à Zaatcha et à
Constantine, on perça les maisons, on vint par les toits, la barricade fut prise. Pas un des
quatre-vingts lâches ne songea à fuir; tous y furent tués, excepté le chef, Barthélemy,
dont nous parlerons tout à l'heure.
La barricade Saint-Antoine était le tumulte des tonnerres; la barricade du Temple était le
silence. Il y avait entre ces deux redoutes la différence du formidable au sinistre. L'une
semblait une gueule; l'autre un masque.
En admettant que la gigantesque et ténébreuse insurrection de juin fût composée d'une
colère et d'une énigme, on sentait dans la première barricade le dragon et derrière la
seconde le sphinx.
Ces deux forteresses avaient été édifiées par deux hommes nommés, l'un Cournet, l'autre
Barthélemy. Cournet avait fait la barricade Saint-Antoine; Barthélemy la barricade du
Temple. Chacune d'elles était l'image de celui qui l'avait bâtie.
Cournet était un homme de haute stature; il avait les épaules larges, la face rouge, le
poing écrasant, le coeur hardi, l'âme loyale, l'oeil sincère et terrible. Intrépide, énergique,
irascible, orageux; le plus cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. La
guerre, la lutte, la mêlée, étaient son air respirable et le mettaient de belle humeur. Il avait
été officier de marine, et, à ses gestes et à sa voix, on devinait qu'il sortait de l'océan et
qu'il venait de
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