Les misérables Tome V | Page 3

Victor Hugo
C'était l'acropole des va-nu-pieds.
Des charrettes renversées accidentaient le talus; un immense haquet y était étalé en
travers, l'essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façade tumultueuse, un
omnibus, hissé gaîment à force de bras tout au sommet de l'entassement, comme si les
architectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie à l'épouvante, offrait
son timon dételé à on ne sait quels chevaux de l'air. Cet amas gigantesque, alluvion de
l'émeute, figurait à l'esprit un Ossa sur Pélion de toutes les révolutions; 93 sur 89, le 9
thermidor sur le 10 août, le 18 brumaire sur le 21 janvier, vendémiaire sur prairial, 1848
sur 1830. La place en valait la peine, et cette barricade était digne d'apparaître à l'endroit
même où la Bastille avait disparu. Si l'océan faisait des digues, c'est ainsi qu'il les bâtirait.
La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot? la foule. On
croyait voir du vacarme pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette
barricade, comme si elles eussent été là sur leur ruche, les énormes abeilles ténébreuses
du progrès violent. Était-ce une broussaille? était-ce une bacchanale? était-ce une
forteresse? Le vertige semblait avoir construit cela à coups d'aile. Il y avait du cloaque
dans cette redoute et quelque chose d'olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un
pêle-mêle plein de désespoir, des chevrons de toits, des morceaux de mansardes avec leur
papier peint, des châssis de fenêtres avec toutes leurs vitres plantés dans les décombres,
attendant le canon, des cheminées descellées, des armoires, des tables, des bancs, un sens
dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts même du mendiant, qui
contiennent à la fois de la fureur et du néant. On eût dit que c'était le haillon d'un peuple,
haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-Antoine l'avait
poussé là à sa porte d'un colossal coup de balai, faisant de sa misère sa barricade. Des
blocs pareils à des billots, des chaînes disloquées, des charpentes à tasseaux ayant forme
de potences, des roues horizontales sortant des décombres, amalgamaient à cet édifice de
l'anarchie la sombre figure des vieux supplices soufferts par le peuple. La barricade
Saint-Antoine faisait arme de tout; tout ce que la guerre civile peut jeter à la tête de la
société sortait de là; ce n'était pas du combat, c'était du paroxysme; les carabines qui
défendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques espingoles, envoyaient des
miettes de faïence, des osselets, des boutons d'habit, jusqu'à des roulettes de tables de nuit,
projectiles dangereux à cause du cuivre. Cette barricade était forcenée; elle jetait dans les
nuées une clameur inexprimable; à de certains moments, provoquant l'armée, elle se
couvrait de foule et de tempête, une cohue de têtes flamboyantes la couronnait; un
fourmillement l'emplissait; elle avait une crête épineuse de fusils, de sabres, de bâtons, de
haches, de piques et de bayonnettes; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent; on y
entendait les cris du commandement, les chansons d'attaque, des roulements de tambours,
des sanglots de femmes, et l'éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim. Elle était
démesurée et vivante; et, comme du dos d'une bête électrique, il en sortait un pétillement
de foudres. L'esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix
du peuple qui ressemble à la voix de Dieu; une majesté étrange se dégageait de cette
titanique hottée de gravats. C'était un tas d'ordures et c'était le Sinaï.
Comme nous l'avons dit plus haut, elle attaquait au nom de la Révolution, quoi? la

Révolution. Elle, cette barricade, le hasard, le désordre, l'effarement, le malentendu,
l'inconnu, elle avait en face d'elle l'assemblée constituante, la souveraineté du peuple, le
suffrage universel, la nation, la République; et c'était la Carmagnole défiant la
Marseillaise.
Défi insensé, mais héroïque, car ce vieux faubourg est un héros.
Le faubourg et sa redoute se prêtaient main-forte. Le faubourg s'épaulait à la redoute, la
redoute s'acculait au faubourg. La vaste barricade s'étalait comme une falaise où venait se
briser la stratégie des généraux d'Afrique. Ses cavernes, ses excroissances, ses verrues,
ses gibbosités, grimaçaient, pour ainsi dire, et ricanaient sous la fumée. La mitraille s'y
évanouissait dans l'informe; les obus s'y enfonçaient, s'y engloutissaient, s'y engouffraient;
les boulets n'y réussissaient qu'à trouer des trous; à quoi bon canonner le chaos? Et les
régiments, accoutumés aux plus farouches visions de la guerre, regardaient d'un oeil
inquiet cette espèce de redoute bête fauve, par le hérissement sanglier, et par l'énormité
montagne.
À un quart de lieue de là, de l'angle de la rue du Temple qui débouche sur le boulevard
près du Château-d'Eau, si l'on avançait hardiment la tête en dehors de la pointe formée
par la devanture du magasin Dallemagne, on apercevait au loin, au delà du canal,
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