Les misérables Tome II | Page 8

Victor Hugo
soldat en tirailleur, un peu livré à lui-même, devient pour ainsi dire son propre général; ces recrues montrèrent quelque chose de l'invention et de la furie fran?aises. Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci déplut à Wellington.
Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla.
Il y a dans cette journée, de midi à quatre heures, un intervalle obscur; le milieu de cette bataille est presque indistinct et participe du sombre de la mêlée. Le crépuscule s'y fait. On aper?oit de vastes fluctuations dans cette brume, un mirage vertigineux, l'attirail de guerre d'alors presque inconnu aujourd'hui, les colbacks à flamme, les sabretaches flottantes, les buffleteries croisées, les gibernes à grenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges à mille plis, les lourds shakos enguirlandés de torsades, l'infanterie presque noire de Brunswick mêlée à l'infanterie écarlate d'Angleterre, les soldats anglais ayant aux entournures pour épaulettes de gros bourrelets blancs circulaires, les chevau-légers hanovriens avec leur casque de cuir oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges, les écossais aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandes guêtres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignes stratégiques, ce qu'il faut à Salvator Rosa, non ce qu'il faut à Gribeauval.
Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. _Quid obscurum, quid divinum_. Chaque historien trace un peu le linéament qui lui pla?t dans ces pêle-mêle. Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses armées a d'incalculables reflux; dans l'action, les deux plans des deux chefs entrent l'un dans l'autre et se déforment l'un par l'autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combattants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins vite l'eau qu'on y jette. On est obligé de reverser là plus de soldats qu'on ne voudrait. Dépenses qui sont l'imprévu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les tra?nées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres; où était l'infanterie, l'artillerie arrive; où était l'artillerie, accourt la cavalerie; les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c'est disparu; les éclaircies se dé-placent; les plis sombres avancent et reculent; une sorte de vent du sépulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu'est-ce qu'une mêlée? une oscillation. L'immobilité d'un plan mathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau; Rembrandt vaut mieux que Van Der Meulen. Van der Meulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe; l'ouragan seul est vrai. C'est ce qui donne à Folard le droit de contredire Polybe. Ajoutons qu'il y a toujours un certain instant où la bataille dégénère en combat, se particularise, et s'éparpille en d'innombrables faits de détails qui, pour emprunter l'expression de Napoléon lui-même, ?appartiennent plut?t à la biographie des régiments qu'à l'histoire de l'armée?. L'historien, en ce cas, a le droit évident de résumé. Il ne peut que saisir les contours principaux de la lutte, et il n'est donné à aucun narra-teur, si consciencieux qu'il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible, qu'on appelle une bataille.
Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est particulièrement applicable à Waterloo.
Toutefois, dans l'après-midi, à un certain moment, la bataille se précisa.

Chapitre VI
Quatre heures de l'après-midi
Vers quatre heures, la situation de l'armée anglaise était grave. Le prince d'Orange commandait le centre, Hill l'aile droite, Picton l'aile gauche. Le prince d'Orange, éperdu et intrépide, criait aux Hollando-Belges: _Nassau! Brunswick! jamais en arrière!_ Hill, affaibli, venait s'adosser à Wellington, Picton était mort. Dans la même minute où les Anglais avaient enlevé aux Fran?ais le drapeau du 105ème de ligne, les Fran?ais avaient tué aux Anglais le général Picton, d'une balle à travers la tête. La bataille, pour Wellington, avait deux points d'appui, Hougomont et la Hale-Sainte; Hougomont tenait encore, mais br?lait; la Haie-Sainte était prise. Du bataillon allemand qui la défendait, quarante-deux hommes seulement survivaient; tous les officiers, moins cinq, étaient morts ou pris. Trois mille combattants s'étaient massacrés dans cette grange. Un sergent des gardes anglaises, le premier boxeur de l'Angleterre, réputé par ses compagnons invulnérable, y avait été tué par un petit tambour fran?ais. Baring était délogé. Alten était sabré. Plusieurs drapeaux étaient perdus, dont un de la division Alten, et un du bataillon de Lunebourg porté par un prince de la famille de Deux-Ponts. Les écossais gris n'existaient plus; les gros dragons de Ponsonby étaient hachés. Cette vaillante cavalerie avait plié sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers de Travers; de douze cents chevaux il en restait six cents; des trois lieutenants-colonels,
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