Les misères de Londres | Page 3

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
bouffi quelque chose de bestial qui rappelait la tête de certains animaux carnassiers.
Elle s'approcha de l'Irlandaise, et celle-ci s'écarta sur le banc où elle était assise, moins pour lui faire place que pour se soustraire à son contact.
--Ma chère, lui dit cette femme, se servant d'une appellation commune au peuple de Londres, aussi vrai que je m'appelle mistress Fanoche, que je suis presque de qualité et que j'ai quelque droit au titre de dame; aussi vrai que je tiens une maison d'éducation pour les enfants des deux sexes, dans Dudley-street, auprès d'Oxford, à deux pas de Saint-Gilles; aussi vrai que je suis catholique comme vous, vous avez le plus bel enfant que j'aie jamais vu!
--Vous êtes catholique? s'écria l'Irlandaise.
--Oui, ma chère.
--Irlandaise, peut-être?...
Et la jeune femme, qui d'abord avait éprouvé un sentiment de répulsion, obéit en ce moment à ce besoin impérieux qu'ont les exilés de retrouver sur la terre étrangère quelque chose ou quelqu'un qui leur parle de leur patrie.
--Je ne suis pas Irlandaise de naissance, répondit mistress Fanoche, mais simplement d'origine. Mon grand-père était Irlandais. Nous sommes restés catholiques, j'ai même beaucoup souffert, car feu master Fanoche, mon époux, que Dieu lui pardonne! m'a rendue bien malheureuse, à propos de ma religion.
Sur ces mots, mistress Fanoche passa ses mains couvertes de bagues sur ses yeux, essuyant une larme absente.
--Et vous allez à Saint-Gilles? reprit-elle.
--Oui, madame.
--Chez des Irlandais?
--Oui, madame. Chez un nommé Patrick.
--Dans Lawrence-street?
--Précisément.
Tandis que l'Irlandaise parlait ainsi, elle n'avait point remarqué une femme grande, sèche, non moins ridiculement accoutrée que mistress Fanoche, qui s'était approchée peu à peu et avec qui la prétendue ma?tresse de pension avait échangé un furtif regard.
La grande femme sèche tira de sa poche un carnet et un crayon et tandis que mistress Fanoche continuait à absorber l'attention de l'Irlandaise, elle écrivit à la hate les mots de Saint-Gilles, de Patrick et de Lawrence-street.
--Oui, ma chère, répondit mistress Fanoche, vous avez là un enfant charmant.
La mère rougit d'orgueil.
--Est-ce que vous ne le mettrez pas en pension?
Un sourire triste vint aux lèvres de l'Irlandaise.
--Je ne sais pas, dit-elle. Nous sommes pauvres aujourd'hui, peut-être le serons-nous longtemps encore.
--Il est si gentil, poursuivit mistress Fanoche, que je le prendrais volontiers pour rien, pour l'amour de Dieu et de notre chère Irlande, ajouta-t-elle avec un enthousiasme hypocrite.
En ce moment, l'enfant rassasié sans doute du spectacle qu'il avait contemplé pendant quelques minutes, se retourna et s'approcha de sa mère.
Comme elle, il éprouva à la vue de mistress Fanoche un sentiment de répulsion, mais plus vif encore, plus accentué.
Et il dit avec une sorte d'effroi:
--Mère, quelle est cette femme?
--Une lady qui va te donner un gateau, mon mignon, répliqua mistress Fanoche.
Et elle ouvrit un sac de velours vert et en retira une petite galette à l'anis qu'elle tendit à l'enfant.
Peut-être celui-ci avait-il bien faim; mais il refusa avec une dignité qu'on n'e?t point soup?onnée chez un enfant de son age.
--Merci! dit-il, je n'ai pas faim, madame.
Et, obéissant toujours à cette aversion instinctive, il se prit à regarder les ponts, les églises, et à suivre, dans le brouillard qui s'épaississait, la fumée noire du Penny-Boat qui se couchait en s'allongeant.
--Ma chère, dit encore mistress Fanoche, vous serez bien mal logée dans Lawrence-street. Je connais ce Patrick dont vous parlez. C'est un pauvre homme, cordonnier de son état et qui a bien du mal à vivre. Peut-être n'a-t-il pas de pain chez lui.
--Il en achètera, dit l'Irlandaise, car j'ai encore un peu d'argent.
--Je vous l'ai dit, poursuivit mistress Fanoche, qui ne se décourageait pas, je demeure dans Dudley-street; c'est à deux pas de Saint-Gilles. Vous y pourrez aller demain aussi matin que vous voudrez. Venez chez moi. Je vous donnerai à souper et un bon lit pour l'amour de notre chère Irlande.
La jeune femme regarda de nouveau son enfant.
Elle l'avait regardé ainsi quand l'écossais marchand de poisson lui avait pareillement offert l'hospitalité.
Mais, cette fois, l'enfant se chargea de la réponse.
Il revint auprès de sa mère, se serra contre elle, comme un petit oiseau se presse contre la sienne à l'approche de l'orage qui gronde au lointain, et il lui dit avec un sentiment de morgue et d'indéfinissable épouvante:
--N'y allons pas, mère, n'y allons pas!
--Comme vous voudrez, dit na?vement mistress Fanoche, qui échangea un nouveau regard furtif avec sa longue et maigre compagne, en même temps qu'elle s'éloignait sans affectation de l'Irlandaise.
L'enfant avait pris dans ses petites mains la main de sa mère et il la portait à ses lèvres avec une effusion na?ve.
On e?t dit qu'ils venaient tous les deux d'échapper à un grand et mystérieux danger.
A dix pas de là, pendant ce temps, le gentleman qui les avait regardés avec tant de persistance échangeait maintenant quelques mots à voix basse avec un compagnon de voyage.
Ce gentleman avait la mise correcte d'un homme de haute vie, et on ne l'avait pas vu, sans
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 63
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.