Les misères de Londres | Page 4

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
quelque surprise, passer de l'arrière à l'avant et se mêler au menu peuple qui entourait l'Irlandaise.
Cette surprise ne pouvait que s'accro?tre à présent, si on prenait garde à l'interlocuteur qu'il venait de choisir.
Ce dernier était un homme de quarante-cinq ans environ, résumant, dans sa personne la misère de Londres, en ce qu'elle a de plus hideux.
Il portait un pantalon déchiré aux deux genoux, et ses pieds posaient dans de vieilles bottes crevées et sans talon.
Un lambeau d'habit noir, qui n'avait plus qu'un pan, était boutonné jusqu'au menton, dissimulant l'absence de la chemise et de la cravate.
Sa tête était coiffée d'un vieux chapeau gris sans bords.
Avec cela, cet homme se tenait droit, la tête en arrière, avec une grande dignité, et il écoutait gravement le gentleman qui lui disait:
--Je me nomme lord Palmure, je demeure dans Chester-street, Belgrave square, et si tu écoutes bien ce que je vais te dire, tu peux gagner une bank-note de dix livres.
--Dix livres, votre Honneur! fit le mendiant stupéfait. Par saint Georges, et aussi vrai que je me nomme Barclay, dit Shoking, je ne me puis figurer que vous parliez sérieusement.
--Très-sérieusement, mon gar?on.
--Alors, expliquez-vous, je vous écoute.
--Tu vois cette femme et cet enfant?
--Oui.
--Il s'agit de les suivre.
--Bon!
--Jusqu'à ce qu'ils soient descendus en une maison pour y passer la nuit.
--Fort bien.
--Alors, tu viendras me le dire, et les dix livres t'appartiendront.
--Votre Honneur, je crois que je deviens fou! dit le mendiant joyeux. Aussi vous pouvez compter sur moi.
Mistress Fanoche, pendant ce temps, s'était rapprochée de sa mystérieuse compagne et disait:
--Tu sais bien que miss émily va nous réclamer son fils, et tu sais aussi que son fils est mort. Est-ce que nous pouvions savoir que les choses tourneraient ainsi? Il nous faut donc un enfant, il nous le faut.
--Mais... la mère?...
--La mère!... on s'en débarrassera... Wilton me rendra bien ce service.
Comme mistress Fanoche parlait ainsi, le Penny-Boat toucha la station de Charing-Cross, les voyageurs passèrent sur le ponton, puis s'engouffrèrent dans ce chemin en planches, tout bariolé d'affiches multicolores, qui longe les batiments du chemin de fer, et, tout à coup, la pauvre Irlandaise et son enfant se trouvèrent perdus au milieu de la foule immense et des splendeurs commer?antes du Strand, dont les mille réverbères commen?aient à s'allumer dans le brouillard qui montait lentement des bords de la Tamise.

III
La mère et l'enfant furent un moment étourdis.
Sur les larges trottoirs les passants se croisaient, se heurtaient, marchaient à la file et se croisaient encore.
On e?t dit une fourmilière immense.
Sur la chaussée, les cabs et les hansons passaient rapides comme l'éclair, se rencontrant avec les omnibus.
C'était un tohu-bohu, un vacarme indescriptible.
Un sentiment de terreur s'empara de la pauvre Irlandaise. Elle se trouva seule et perdue au milieu de tout ce monde et elle se repentit de n'avoir pas accepté les offres obligeantes du marchand de poisson et de mistress Fanoche.
L'enfant se serrait toujours contre elle et paraissait, lui aussi, dominé par un même sentiment d'épouvante.
Cependant, il lui dit:
--Mère, marchons. Ne restons pas là...
L'écossais lui avait bien enseigné son chemin, mais elle ne s'en souvenait plus.
Elle aborda un passant, et lui dit:
--Indiquez-moi, je vous prie, Lawrence-street.
Le passant, qui s'était arrêté complaisamment, parut chercher dans son souvenir:
--Je ne connais pas ?a, dit-il enfin.
L'Irlandaise le salua, et continua à marcher.
Au lieu de remonter le Strand dans la direction de la Cité, elle descendit au contraire vers l'ouest, passant devant la gare de Charing-Cross.
Elle arriva ainsi sur la place Trafalgar et entra dans Pall-Mal.
Dans Pall-Mal on n'a jamais entendu parler de Lawrence-street.
Il n'y a que le peuple qui connaisse cette rue.
L'Irlandaise demanda plusieurs fois son chemin et toujours inutilement.
Elle parla de Saint-Gilles à un vieux monsieur.
Le vieux monsieur lui répondit par le mot de Soho square et s'en alla.
La pauvre mère revint sur ses pas. Elle remonta Hay-Markett, entra dans un public-house et renouvela sa question.
Mais comme on allait lui répondre, un homme se trouva derrière elle et demanda un verre de brandy.
L'Irlandaise le regarda, tressaillit, et son visage s'éclaira d'un rayon de joie.
Elle avait reconnu en lui un des hommes qui étaient sur le Penny-Boat; et maintenant cet homme était pour elle presque une connaissance.
C'était Barclay, dit Shoking, l'homme à qui lord Palmure, avait donné la mission de suivre l'Irlandaise et qui ne l'ayant point perdue de vue un seul instant, s'offrait tout à coup et comme par hasard à ses yeux.
--Vous demandez votre chemin, ma chère? lui dit-il.
--Oui, dit l'Irlandaise, et personne ne peut me dire où est Lawrence-street.
--C'est que les belles gens d'Hay-Markett ne connaissent pas ?a, dit Shoking.
Il n'y a que le pauvre monde comme nous qui le sache.
C'est bien vous qui étiez sur le Penny-Boat?
--Oui, dit l'Irlandaise, et vous aussi?
Shoking avala un verre de brandy d'un trait, donna un half-penny, et dit encore à l'Irlandaise:
--Il faut que les pauvres gens s'entr'aident, ma chère. Je ne vais
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