Les misères de Londres | Page 7

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
pour avoir tué M. Whip.
--Oui.
--Et il sera pendu.
--Non, dit l'homme gris.
--Oh!
--Ne t'ai-je pas dit que je le sauverai?
--Oh! fit Shoking, est-ce possible?
--Tout est possible à celui qui veut, répondit l'homme gris.
Et son accent était si convaincu que Shoking espéra revoir John
Colden.
Il avait foi dans le maître mystérieux qui arrachait les enfants au moulin
sans eau.

V
Il est temps de revenir à un personnage de ce récit que nous avons
momentanément perdu de vue.
Nous voulons parler de John Colden.

John Colden, l'Irlandais, le vagabond que l'homme gris s'était attaché
d'un signe, un matin, dans Dudley-street.
John Colden, qui avait aidé à sauver l'enfant du moulin et qui avait été
victime de son dévouement.
John était toujours à Bath square.
Sa blessure était moins grave qu'on ne l'avait pensé tout d'abord.
Il avait perdu beaucoup de sang et, le premier jour, le docteur brusque
et philanthrope qui faisait partie d'une société éminemment humanitaire,
mais qui eût envoyé de bon coeur un voleur à l'échafaud, le docteur,
disons-nous, avait froncé le sourcil et murmuré:
--J'ai bien peur que le brigand ne meure dans son lit, et ce serait
dommage, en vérité, car la cravate de chanvre lui irait à merveille.
Le lendemain, le joyeux visage du bon docteur s'était rasséréné.
John Colden allait beaucoup mieux.
Le troisième jour, il lui avait dit avec une bonhomie charmante:
--Hé! hé! mon garçon, tu as plus de chance que tu ne mérites!
Et comme l'Irlandais levait sur lui son oeil noir et mélancolique:
--Tu guériras, mon garçon, tu guériras, lui dit-il.
John Colden eut un haussement d'épaules.
--Que m'importe! dit-il.
--D'ici à huit jours, poursuivit le joyeux docteur, tu te porteras comme
un charme.
Et comme cette nouvelle n'amenait pas le moindre sourire sur les lèvres
de John Colden, l'excellent homme crut devoir ajouter:

--C'est après-demain la Christmas. Tu pourrais bien l'aller passer à
Newgate.
John Colden ne sourcilla pas.
--As-tu des parents? poursuivit le docteur.
--J'ai une soeur.
--Est-elle riche?
--Non.
--Veux-tu lui laisser un petit héritage?
John Colden le regarda.
--Cela dépend de toi, poursuivit le docteur, tout à fait de toi. Mais je ne
veux pas t'en dire plus long pour aujourd'hui; demain, nous en
recauserons...
Et le docteur était parti.
Le lendemain, un homme que John Colden ne s'attendait plus à revoir,
entra vers sept heures du matin dans sa cellule.
Pendant les trois premières nuits, l'état de l'Irlandais avait été assez
alarmant pour que l'on crût devoir le veiller.
Mais, le troisième jour, le docteur avait jugé cette précaution inutile.
Il avait fait le pansement, comme à l'ordinaire, mais il s'en était allé.
John Colden avait passé la nuit tout seul.
Or donc, le lendemain, la première personne qui entra dans sa cellule
fut un personnage que John Colden ne s'attendait plus à revoir.
C'était M. Bardel.

M. Bardel, le gardien-chef que Jonathan avait accusé de complicité
dans l'évasion du petit Irlandais.
L'oeil de John Colden s'éclaira.
M. Bardel était seul.
Néanmoins, il posa un doigt sur ses lèvres, comme pour recommander
le silence à John Colden.
Puis il ferma la porte de la cellule et s'assit auprès du lit du blessé.
--Tu ne m'attendais pas, dit-il?
--Non, dit John Colden.
--Tu me croyais en prison?
--Oui.
--C'est Jonathan qui y est allé à ma place.
--Alors on a cru ce que j'avais dit?
--Oui; l'homme gris a fait le reste.
--Vous êtes toujours gardien-chef?
--Plus que jamais. C'est en cette qualité que je viens te voir. Comment
vas-tu?
--Mieux.
--Crois-tu que tu pourras te lever?
--Pourquoi me demandez-vous cela?
--Mais parce que tu vas quitter Bath square.

--Ah!
--Il est question de te transporter à Newgate.
--Aujourd'hui?
--Ce soir.
--Serais-je bientôt jugé?
--Aux assises du lendemain de la Christmas.
--C'est-à dire après demain?
--Justement.
John Colden ne sourcilla pas.
--Je m'y attends, dit-il. Seulement, pensez-vous que je pourrai voir
Suzannah?
--Ta soeur?
--Oui.
--Non, dit M. Bardel. Ta soeur, gardée à vue par la police, s'est évadée,
grâce à l'homme gris.
--Je sais cela.
--Si elle demandait à te voir, on la reprendrait.
--C'est juste, dit tristement John Colden.
Puis une larme roula dans ses yeux.
--J'aurais pourtant voulu la revoir avant de mourir, dit-il.
Un sourire vint aux lèvres de M. Bardel.

--Bah! fit-il, tu n'es pas encore mort.
--Les juges me condamneront...
--Cela est certain.
--La reine ne me fera pas grâce...
--Assurément non.
--Alors vous voyez bien?...
--Mais l'homme gris te sauvera.
Ce nom fit tressaillir John Colden.
--Comment te sauvera-t-il? poursuivit M. Bardel, je ne sais pas...
--C'est impossible, dit John.
--Rien ne lui est impossible, répliqua M. Bardel avec l'accent de la
conviction.
--Dieu vous entende, dit John, mais peu m'importe, du reste! du
moment où je meurs pour notre mère l'Irlande, la mort ne m'épouvante
pas.
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