Les misères de Londres | Page 6

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
était tout ce que j'aimais en ce monde. Est-ce une illusion?
peut-être? Mais cet enfant me paraît la vivante image de mon fils mort.
--Avait-il cet âge-là quand vous l'avez perdu?
--Oui, monsieur, dit lord Vilmot, de plus en plus ému.
Sir John ne savait encore où le malade en voulait venir.
--Monsieur, poursuivit lord Vilmot, je suis attaqué d'une maladie qui,
au dire du docteur, ne pardonne pas. Je puis mourir demain, et je veux
assurer l'avenir de votre fils.
--Milord... balbutia le major.
Lord Vilmot fit un signe au docteur, qui prit un portefeuille sur un
meuble et le lui tendit.
Lord Vilmot continua:
--Je n'ai pas de proches parents, et je veux faire de votre fils mon
héritier. J'ai rédigé mon testament en ce sens, et vous n'aurez que votre
signature à apposer au bas de cet acte qui porte déjà la mienne, pour
que l'adoption soit en règle. Cependant je mets à cette adoption une
condition...
--Parlez, monsieur, dit le major.
--Votre fils, grâce à la fortune et au titre que je lui laisserai, pourra un
jour faire une grande figure dans le monde.
Le major tressaillit d'orgueil.

--Il faut donc qu'il soit élevé convenablement, et je désire qu'il soit
admis à Christ's hospital.
Il vous est facile d'obtenir son admission, à vous, officier de l'armée de
terre, car c'est de préférence aux enfants de militaire qu'on accorde cette
faveur.
--En effet, dit le major.
--J'ajouterai même, poursuivit lord Vilmot, que je désire que vous
fassiez sur-le-champ les démarches nécessaires.
--Je les ferai, dit sir John Waterley.
--Je puis mourir, répéta lord Vilmot, et je ne vous cacherai pas mon
impatience de voir l'enfant revêtu de la soutane bleue et des bas jaunes.
--A première vue, j'ai l'air d'un excentrique, n'est-ce pas? Mais si je
vous dis que le fils que je pleure était élève de Christ' hospital, vous me
comprendrez.
--Oui, milord.
Lord Vilmot prit alors l'acte d'adoption, le déplia et le mit sous les yeux
du major.
Cet acte contenait l'énumération de la fortune de lord Vilmot.
Cette fortune se composait d'un titre de rente de trente mille livres
sterling et des titres de propriétés foncières situées en Irlande.
Le major vit son fils riche; il se vit lui-même gérant au premier jour de
cette immense fortune, et il prit la plume que lui tendait lord Vilmot et
signa.
Le docteur Gordon, ce médecin qui n'avait pas dit un mot durant cette
scène, ne fut peut-être pas étranger à la résolution subite du major.
Cet homme avait laissé peser sur lui un de ces regards chargés de

mystérieuses effluves magnétiques qui violentaient la volonté d'autrui.
C'était lui qui avait présenté la plume au major.
Et le major avait pris cette plume.
Lui encore qui, du doigt, avait indiqué, au bas de l'acte d'adoption, la
place où le major devait écrire son nom.
Et le major avait senti que sa main était poussée par une force
inconnue.
Il avait signé.
Dès lors, il était engagé d'honneur à remplir la condition imposée par le
donataire, c'est-à-dire de faire admettre celui qu'il croyait son fils au
fameux collège de Christ's hospital.
Et, quand ce fut fait, il regarda lord Vilmot et lui dit:
--Milord, à cette heure, une pauvre femme, une pauvre mère, qui ne sait
encore si son fils est mort ou vivant, attend mon retour avec anxiété.
Voulez-vous me permettre de courir à Londres et de ramener mistress
Waterley?
--Oui, certes, dit lord Vilmot.
* * * * *
Et quand le major fut parti, le docteur Gordon qui n'était autre que
l'homme gris, et feu Shoking, devenu lord Vilmot, se regardèrent en
souriant.
--Je suis content de toi, dit le premier.
--Maître, répondit Shoking, tout ce que nous avons fait là est fort bien,
mais une chose m'embarrasse.

--Laquelle?
--Voilà l'enfant devenu le fils de sir John Waterley.
--Jusqu'au jour où je démontrerai clair comme le jour au major que
Ralph est le fils de sir Edmund Palmure. Mais ce jour est loin encore, et
l'enfant une fois entré à Christ'hospital, nous serons tranquilles, et nous
attendrons qu'il soit devenu homme pour lui révéler la mission qui lui
est réservée.
--Soit; mais la fortune... qui la gardera?
--Lui, parbleu!
--Cette fortune existe donc?
--Sans doute.
--Les titres de rente ne sont pas imaginaires?
--Non.
--Et les terres d'Irlande?...
--Tout cela fait partie du patrimoine consacré à la cause que nous
servons.
--Mais enfin, dit Shoking qui avait une dernière objection à faire, Jenny
va se trouver ainsi séparée de son fils?
--Non.
--Comment cela?
--Je me suis occupé de la faire entrer comme lingère dans le collége où
sera l'enfant.
--Est-ce possible?

--Elle et Suzannah.
--La soeur de John Colden?
--Oui.
--Pauvre John! dit Shoking, il payera pour tous, celui-là.
--Que veux-tu dire?
--Il sera condamné à mort
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