Les misères de Londres | Page 8

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
et elle s'affaissa lourdement sur
le tapis de laine commune qui se trouvait au pied de son lit.

Alors la porte de la chambre s'ouvrit et mistress Fanoche reparut.
Un homme à figure sinistre la suivait.

V
Quel était donc ce nouveau personnage?
C'est ce que nous allons vous dire en peu de mots.
A peine l'Irlandaise était-elle dans sa chambre que la scène avait
subitement changé au parloir.
Mistress Fanoche avait fait un signe, et à ce signe, la grande dame
osseuse prenant un air méchant et ramenant avec un geste de fureur ses
bésicles, sur le bout de son nez crochu, avait dit d'une voix impérieuse:
--Allons, vilaine marmaille, au lit!
Les petites filles alors, toutes tremblantes, s'étaient levées de table sans
mot dire et avaient suivi leur terrible maîtresse, qui les avaient
conduites dans le vestibule et leur avait fait gravir l'escalier qui montait
aux étages supérieurs.
Mistress Fanoche était demeurée un moment, absorbée par la lecture
d'une lettre qu'elle avait tirée de sa poche et que certainement elle ne
lisait pas pour la première fois, car le papier en était sali et froissé.
L'oeil de cette femme brillait d'une joie infernale, et elle murmurait tout
en lisant:
--C'est une fière chance tout de même qu'au lieu de revenir de
Greenwich par l'omnibus, j'aie pris le Penny-Boat. Maintenant sir John
Waterley et miss Émily peuvent venir, j'ai un fils à leur rendre. Pourvu
que mon commissionnaire ait trouvé Wilton.
Elle achevait à peine qu'on frappa à la porte.

--Entrez, dit-elle.
Un homme parut.
Un homme d'aspect repoussant et presque aussi déguenillé que le bon
Shoking.
Il portait une barbe épaisse et de grands cheveux.
Cheveux et barbe dissimulaient presque en entier un visage couturé de
mystérieuses cicatrices, qu'éclairaient deux petits yeux pleins de
férocité.
--Ah! vous voilà, Wilton? dit mistress Fanoche.
--Oui, madame.
--Vous n'êtes pas gris, au moins.
Cet homme eut un sourire amer.
--Je n'ai ni bu ni mangé depuis hier, dit-il.
--Voilà un verre de bière et une tartine; mais dépêchez-vous, dit
mistress Fanoche, tandis que cet homme s'approchait avec avidité de la
table encore servie, nous avons à causer sérieusement, Wilton.
--De quoi s'agit-il, milady? fit-il d'un ton ironique; avons-nous quelque
petite fille à noyer ce soir?
--Non, mais il faut ressembler vos souvenirs.
--J'ai bonne mémoire, allez, dit-il, avec un accent sinistre; si bonne que
la nuit quand la faim m'empêche de dormir, il me semble voir danser
sur la paille qui me sert de lit toutes les petites créatures dont j'ai été le
bourreau.
--C'est très-poétique ce que vous dites là, Wilton, fit mistress Fanoche
en haussant les épaules; mais nous n'avons vraiment pas le temps de

parler de ces choses. Il y a deux livres à gagner tout de suite, et une
livre de pension par semaine pendant un an.
--Milady, répliqua Wilton d'un air farouche, et donnant cette
qualification à mistress Fanoche en manière d'ironie, on a tort de
représenter le diable avec des cornes. Le diable, c'est une femme, et
cette femme, c'est vous.
--Soit, dit-elle. Vous laisserez-vous tenter?
--Il le faut bien, dit Wilton qui se versa un second verre d'hafnaf,
c'est-à-dire de boisson mélangée par moitié. De quoi est-il question?
--Il faut d'abord faire remonter vos souvenirs à neuf ans.
--Bon!
--Vous rappelez-vous qu'il y a neuf ans, un soir, un gentleman vint ici,
apportant un enfant dans son manteau?
--Il en est tant venu de gentlemen apportant des enfants! dit Wilton.
--Soit, mais celui-là vous ne pouvez l'avoir oublié.
--Son nom?
--Il s'appelait sir John Waterley, était officier dans l'armée des Indes et
partait le lendemain pour Calcutta, d'où vraisemblablement il ne devait
plus revenir, car il était atteint d'une maladie qu'on disait mortelle.
Cet enfant était le fils de ce gentleman et d'une jeune fille de trop
grande naissance,--miss Émily Homboury, la fille d'un pair
d'Angleterre,--pour qu'il pût jamais songer à l'épouser.
Il nous apportait l'enfant avec mission d'en prendre soin, de l'élever
jusqu'à l'âge de quinze ans, et de lui donner plus tard un état d'honnête
ouvrier, nous annonçant que jamais ni sa mère ni lui ne pourraient le
réclamer.

--Ah! je me souviens maintenant, dit Wilton, qui se versa un troisième
verre d'hafnaf; sir John vous remit une bourse qui contenait huit cents
livres; et comme vous ne vous souciez guère de dépenser cette somme
à l'éducation du petit, vous la gardâtes, et lorsque sir John fut parti,
j'allai jeter l'enfant dans la Tamise, au-dessous du pont de Londres.
--C'est cela même.
--Mais pourquoi donc me dites-vous cela, milady?
--Parce que, maintenant, on me réclame l'enfant.
--Qui?
--Sir John.
--Il n'est donc pas mort?
--Non, et il vient d'épouser à Cannes, en France, miss Émily, qui a
perdu son père, qui s'est jetée aux genoux de son frère, lui a tout avoué
et que son
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