Les misères de Londres | Page 9

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
frère a pardonnée.
--Miséricorde! dit Wilton. Eh bien! que ferez-vous, ma chère?
ajouta-t-il lorsqu'il eut pris connaissance de cette lettre salie et froissée
que mistress Fanoche lui mit sous les yeux.
Un superbe sourire vint alors aux lèvres de la nourrisseuse d'enfants.
--Tous les enfants nouveau-nés se ressemblent, dit-elle.
--C'est un peu vrai.
--Que réclame sir John? un enfant qui doit avoir maintenant neuf à dix
ans.
--Sans doute.
--Eh bien! je lui rendrai un enfant de cet âge.

--Mais cet enfant... où est-il?
--Là, dit mistress Fanoche. Venez...
Elle prit une lampe et ouvrit la porte de la chambre où dormait le petit
Ralph et où Jenny l'Irlandaise était affaissée lourdement sur le sol.
--Une femme! dit Wilton en entrant.
--Oui, répondit mistress Fanoche, mais ne craignez rien... Elle ne
s'éveillera pas avant trois ou quatre heures d'ici.
--Oh!
--J'ai versé dans son bol de thé deux gouttes d'opium, et toutes les
cloches de Saint-Paul ne la réveilleraient pas. Il ne tient même qu'à
vous, Wilton, ajouta-t-elle avec un sourire féroce, qu'elle ne s'éveille
jamais.
--Ah! c'est pour cela?...
--C'est pour cela, dit-elle.
Wilton s'approcha du lit où dormait l'enfant.
--Qu'il est beau! fit-il naïvement.
--N'est-ce pas?
--On dirait un ange endormi.
--Eh bien! il dort et ne fait pas un mauvais rêve, hein? Il sera peut-être
pair d'Angleterre quelque jour.
--Mais, ma chère, dit Wilton, vous ne songez pas à une chose...
--Laquelle?
--Cet enfant de dix ans se souvient de son pays.

--Soit.
--De sa mère.
--D'accord.
--Vous ne tromperez pas sir John et miss Émily un quart de minute.
--Vous vous trompez, Wilton.
--Comment cela?
--J'ai arrangé une petite fable bien simple et bien naturelle, mon cher.
--Voyons.
--J'ai confié l'enfant tout petit à une nourrice irlandaise.
--Oui. Je lui faisais passer de l'argent tous les mois et elle me donnait
des nouvelles de l'enfant. Quand j'ai reçu la lettre de miss Émily, je lui
ai écrit, et elle est venue. Je l'ai récompensée généreusement, et elle est
retournée dans son pays.
--Bien imaginé, ma chère, dit Wilton, et je persiste de plus en plus dans
mon opinion que le diable c'est une femme, et que cette femme, c'est
vous.
--Trêve de niaiseries, dit mistress Fanoche, il faut faire disparaître cette
femme.
--Comment?
Mistress Fanoche haussa les épaules.
--Et le pont de Londres? dit-elle.
--C'est juste. Mais...
Et Wilton se gratta l'oreille.

--Mais?... dit sèchement mistress Fanoche.
--Une femme, ça ne s'emporte pas dans un manteau comme un enfant.
--Bah! dit mistress Fanoche, le cabman de White-Chapel n'est pas mort,
j'imagine.
--Non, certes.
--Il y a deux livres pour lui.
Wilton hésitait encore.
Mistress Fanoche sortit une bourse de sa poche et y prit deux guinées.
--Et je paye d'avance, dit-elle.
--Ma foi! murmura Wilton, les temps sont durs... et il faut vivre.
Et il souleva l'Irlandaise et lui dit:
--Elle est lourde... il faudra faire un joli effort pour la jeter à l'eau.
La pauvre Irlandaise ne s'éveilla pas. Le narcotique avait fait d'elle un
cadavre.
--Et nous, dit mistress Fanoche, ne perdons pas de temps. Il faut
chercher le cabman.
--Je me suis douté que nous aurions besoin de lui, répondit Wilton, et
c'est lui qui m'a amené. Il est à la porte.
Un rayon de joie infernale passa dans les yeux de mistress Fanoche.

VI
Mistress Fanoche souleva de nouveau l'Irlandaise sans connaissance.

--Allons, dit-elle à Wilton, chargez-la moi sur vos épaules et partez.
--Un moment, dit Wilton; vous allez trop vite, ma chère.
--Que voulez-vous dire?
--Je n'ai pas consulté le cabman.
En anglais cabman veut dire cocher.
--On le payera.
--Je le pense bien, dit Wilton, mais...
--Mais quoi?
--Il demandera sans doute plus cher pour une femme que pour un
enfant.
Mistress Fanoche avait une certaine ampleur dans les idées.
Au besoin elle savait ne pas compter.
Elle versa le contenu de sa bourse sur la table. Il y avait bien quinze
guinées.
--Prenez tout, dit-elle, et arrangez-vous avec le cabman; mais emportez
cette femme.
Wilton prit l'argent, le mit dans sa poche, et chargea l'Irlandaise sur son
dos.
--Bon! dit-il. Mais il faut veiller aux policemen.
--Je vais sortir la première, répondit mistress Fanoche.
Elle passa en effet dans le vestibule, laissa la lampe sur un dressoir,
ouvrit la porte avec précaution et regarda au dehors.

Depuis environ trois heures que la malheureuse Irlandaise était entrée
chez mistress Fanoche, le brouillard s'était épaissi.
On n'y voyait pas à dix pas de distance, et les becs de gaz
apparaissaient sans rayonnement, comme des charbons au milieu d'un
nuage de cendres.
L'Anglais se mêle peu des affaires d'autrui; il passe et ne s'arrête pas.
Le policeman seul a le droit et le loisir de se montrer curieux.
Mistress Fanoche n'avait donc qu'à se préoccuper du policeman.
Mais le brouillard était épais, et Dudley street est
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