l'orage qui gronde au lointain,
et il lui dit avec un sentiment de morgue et d'indéfinissable épouvante:
--N'y allons pas, mère, n'y allons pas!
--Comme vous voudrez, dit naïvement mistress Fanoche, qui échangea
un nouveau regard furtif avec sa longue et maigre compagne, en même
temps qu'elle s'éloignait sans affectation de l'Irlandaise.
L'enfant avait pris dans ses petites mains la main de sa mère et il la
portait à ses lèvres avec une effusion naïve.
On eût dit qu'ils venaient tous les deux d'échapper à un grand et
mystérieux danger.
A dix pas de là, pendant ce temps, le gentleman qui les avait regardés
avec tant de persistance échangeait maintenant quelques mots à voix
basse avec un compagnon de voyage.
Ce gentleman avait la mise correcte d'un homme de haute vie, et on ne
l'avait pas vu, sans quelque surprise, passer de l'arrière à l'avant et se
mêler au menu peuple qui entourait l'Irlandaise.
Cette surprise ne pouvait que s'accroître à présent, si on prenait garde à
l'interlocuteur qu'il venait de choisir.
Ce dernier était un homme de quarante-cinq ans environ, résumant,
dans sa personne la misère de Londres, en ce qu'elle a de plus hideux.
Il portait un pantalon déchiré aux deux genoux, et ses pieds posaient
dans de vieilles bottes crevées et sans talon.
Un lambeau d'habit noir, qui n'avait plus qu'un pan, était boutonné
jusqu'au menton, dissimulant l'absence de la chemise et de la cravate.
Sa tête était coiffée d'un vieux chapeau gris sans bords.
Avec cela, cet homme se tenait droit, la tête en arrière, avec une grande
dignité, et il écoutait gravement le gentleman qui lui disait:
--Je me nomme lord Palmure, je demeure dans Chester-street, Belgrave
square, et si tu écoutes bien ce que je vais te dire, tu peux gagner une
bank-note de dix livres.
--Dix livres, votre Honneur! fit le mendiant stupéfait. Par saint Georges,
et aussi vrai que je me nomme Barclay, dit Shoking, je ne me puis
figurer que vous parliez sérieusement.
--Très-sérieusement, mon garçon.
--Alors, expliquez-vous, je vous écoute.
--Tu vois cette femme et cet enfant?
--Oui.
--Il s'agit de les suivre.
--Bon!
--Jusqu'à ce qu'ils soient descendus en une maison pour y passer la nuit.
--Fort bien.
--Alors, tu viendras me le dire, et les dix livres t'appartiendront.
--Votre Honneur, je crois que je deviens fou! dit le mendiant joyeux.
Aussi vous pouvez compter sur moi.
Mistress Fanoche, pendant ce temps, s'était rapprochée de sa
mystérieuse compagne et disait:
--Tu sais bien que miss Émily va nous réclamer son fils, et tu sais aussi
que son fils est mort. Est-ce que nous pouvions savoir que les choses
tourneraient ainsi? Il nous faut donc un enfant, il nous le faut.
--Mais... la mère?...
--La mère!... on s'en débarrassera... Wilton me rendra bien ce service.
Comme mistress Fanoche parlait ainsi, le Penny-Boat toucha la station
de Charing-Cross, les voyageurs passèrent sur le ponton, puis
s'engouffrèrent dans ce chemin en planches, tout bariolé d'affiches
multicolores, qui longe les bâtiments du chemin de fer, et, tout à coup,
la pauvre Irlandaise et son enfant se trouvèrent perdus au milieu de la
foule immense et des splendeurs commerçantes du Strand, dont les
mille réverbères commençaient à s'allumer dans le brouillard qui
montait lentement des bords de la Tamise.
III
La mère et l'enfant furent un moment étourdis.
Sur les larges trottoirs les passants se croisaient, se heurtaient,
marchaient à la file et se croisaient encore.
On eût dit une fourmilière immense.
Sur la chaussée, les cabs et les hansons passaient rapides comme l'éclair,
se rencontrant avec les omnibus.
C'était un tohu-bohu, un vacarme indescriptible.
Un sentiment de terreur s'empara de la pauvre Irlandaise. Elle se trouva
seule et perdue au milieu de tout ce monde et elle se repentit de n'avoir
pas accepté les offres obligeantes du marchand de poisson et de
mistress Fanoche.
L'enfant se serrait toujours contre elle et paraissait, lui aussi, dominé
par un même sentiment d'épouvante.
Cependant, il lui dit:
--Mère, marchons. Ne restons pas là...
L'Écossais lui avait bien enseigné son chemin, mais elle ne s'en
souvenait plus.
Elle aborda un passant, et lui dit:
--Indiquez-moi, je vous prie, Lawrence-street.
Le passant, qui s'était arrêté complaisamment, parut chercher dans son
souvenir:
--Je ne connais pas ça, dit-il enfin.
L'Irlandaise le salua, et continua à marcher.
Au lieu de remonter le Strand dans la direction de la Cité, elle descendit
au contraire vers l'ouest, passant devant la gare de Charing-Cross.
Elle arriva ainsi sur la place Trafalgar et entra dans Pall-Mal.
Dans Pall-Mal on n'a jamais entendu parler de Lawrence-street.
Il n'y a que le peuple qui connaisse cette rue.
L'Irlandaise demanda plusieurs fois son chemin et toujours inutilement.
Elle parla de Saint-Gilles à un vieux monsieur.
Le vieux monsieur lui répondit par le mot de Soho square et s'en alla.
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