Les misères de Londres | Page 5

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
Suzannah, qui eut tout à coup un accent suppliant, c'est un
pauvre enfant que j'ai trouvé dans la rue.
--Ah! ah!
--Il avait froid, il pleurait...
--Et tu l'as embauché? ricana Bulton.
--C'est un petit Irlandais, je suis Irlandaise aussi, moi, et j'ai eu pitié de
lui.

--En vérité! tu es une fille de coeur, ma chère, ricana Bulton.
Et il fit un pas vers le lit.
Suzannah le prit par le bras:
--Ne lui fais pas de mal, dit-elle. Vois comme il est gentil... Il dort...
--Il est gentil, en effet, dit le bandit; et qu'en comptes-tu faire?
--Je l'emmènerai demain avec moi dans le quartier irlandais, aux
environs de Saint-Gilles.
--Bon!
--Et nous tâcherons de retrouver sa mère.
--Ah! fit encore Bulton.
Suzannah respira. Elle avait craint sans doute d'être battue, car elle
sauta de nouveau au cou du bandit et lui dit:
--Oh! tu es bon! vois-tu, et je t'aime...
--Mais nous n'allons pas dormir tous les trois dans le même lit, dit
Bulton.
--Non, certes, répondit Suzannah; et il va falloir réveiller le pauvre
petit.
Elle s'approcha du lit et toucha Ralph.
Ralph ne dormait pas. Cependant il avait un peu moins peur depuis que
Bulton n'avait point paru s'opposer à ce que Suzannah le reconduisit à
sa mère.
Il ouvrit les yeux et fit semblant de s'éveiller.
--Ce monsieur que tu vois là, dit Suzannah, est mon mari; il ne te fera

pas de mal; n'aie pas peur, mon enfant.
Ralph leva ses grands yeux sur Bulton.
--Il est gentil, en effet, ce môme-là, dit le bandit. Et tu veux le
reconduire à sa mère?
--Certainement.
--Nous ferions bien mieux de le garder.
L'enfant frissonna des pieds à la tête.
--Non, non, dit Suzannah avec énergie, il doit être honnête, il ne sera
pas dit que ce sera moi qui l'aurai jeté dans la fange où nous sommes.
Bulton eut un éclat de rire.
--Tu es vertueuse ce soir, Suzannah, dit-il.
Elle baissa les yeux et ne répondit pas.
--Pourtant, continua Bulton, ce petit-là pourrait nous rendre de fameux
services.
--Jamais! dit Suzannah.
Une colère subite s'empara du bandit.
--Ah! tu me résistes! dit-il.
--Oui, répéta Suzannah.
--Tu me résistes, malheureuse?
Et il leva la main.
--Bats-moi, dit Suzannah, si cela te plaît, mais je ne veux pas faire de
cet enfant un homme comme toi.

Bulton eut un ricanement de bête fauve.
--Par saint George! dit-il, je crois qu'elle ose me mépriser.
Il se passa alors une chose inattendue.
Comme le bandit allait frapper Suzannah, Ralph, qui se tenait immobile
et tremblant au pied du lit, qu'il avait quitté sur un signe de l'Irlandaise,
Ralph vint se placer résolument devant elle, et la couvrit de son corps.
Le sang du lion avait parlé; l'enfant s'était senti subitement le courage
d'un homme.
Or, le courage aura toujours une action directe, exercera toujours un
prestige instantané sur les natures à demi-sauvages.
En présence de cet enfant qui osait le regarder en face, Bulton se calma
tout à coup.
--Par saint George! exclama-t-il, voilà un hardi petit compagnon; tu es
gentil, mon mignon, et je ne battrai pas Suzannah, puisque tu veux la
défendre.
En même temps, il voulut embrasser l'enfant qui recula.
--Il est fier, dit Bulton en riant, c'est bien ça.....
Puis il embrassa Suzannah.
La jeune femme le regarda avec cet oeil soumis et passionné de la
créature qui redoute son maître.
--Tu te fais toujours plus méchant que tu n'es, dit-elle.
--Mon mignon, dit Bulton qui passa ses doigts robustes dans les
cheveux blonds de Ralph, nous ferons ce que tu veux et ce que veut
Suzannah, nous te ramènerons demain à ta mère.
Et la voix du bandit était devenue presque caressante.

L'enfant le regarda avec défiance.
--Je te le promets, moi, dit Suzannah.
Puis elle retira un matelas de son lit et le porta dans un coin de la
chambre.
--Viens te coucher là, dit-elle.
* * * * *
Quand l'enfant fut endormi, Bulton dit à Suzannah, en lui parlant à
l'oreille:
--C'est le diable qui nous envoie cet enfant.
--Que veux-tu dire? fit-elle.
--Grâce à lui, demain, à pareille heure, nous aurons dix fois plus d'or
que tu n'en as eu ce soir.
--Bulton, Bulton, dit Suzannah d'un ton de reproche, je t'ai dit que je ne
voulais pas perdre cet enfant...
--Ne te fâche pas, dit le bandit, et écoute-moi... tu verras.....
Cette fois, Ralph dormait tout de bon, et le bandit put à loisir faire ses
confidences à Suzannah l'Irlandaise.

IV
Bulton colla ses lèvres à l'oreille de Suzannah.
Ils étaient côte à côte et l'obscurité la plus profonde régnait dans la
chambre.
On n'entendait que le bruit paisible et régulier de la respiration du petit
Irlandais qui dormait.

--Vois-tu, dit alors Bulton, j'ai idée d'en finir d'un coup.
--Que veux-tu
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