Les misères de Londres | Page 4

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
moment.
Sa conductrice s'arrêta devant une des plus chétives maisons de la rue,
tira une clef de sa poche, ouvrit la porte et l'enfant se vit au seuil d'une
allée noire.

--N'aie pas peur, lui dit Suzannah, et viens avec moi.
Au bout de l'allée, ils trouvèrent un escalier, montèrent au second et
Suzannah ouvrit une nouvelle porte.
Puis elle se procura de la lumière.
Alors Ralph vit un réduit assez misérable dans lequel il n'y avait que
deux chaises et un lit.
Sur une table, il y avait une assiette, couverte encore des débris d'un
jambonneau, auprès d'un morceau de pain et d'une carafe dans laquelle
se trouvait un reste de bière brune.
--Vrai? dit Suzannah, tu n'as pas faim.
--Non, madame.
--Veux-tu dormir?
--Je veux bien, répondit-il, si vous me promettez que demain vous me
reconduirez à ma mère.
--Je te le promets.
Alors l'enfant s'étendit de lui-même sur le lit et s'endormit.
Mais si profond que fût son sommeil, il en fut tout à coup tiré par un
grand bruit.
Un pas lourd, aviné, s'était fait entendre sur l'escalier, puis la porte
s'était ouverte et Suzannah avait jeté un cri de joie.
Alors, à la lueur de la chandelle qui brûlait toujours sur la table, l'enfant
éveillé en sursaut vit Suzannah se jeter au cou d'un homme de haute
taille portant une barbe épaisse.
--Ah! te voilà, disait-elle, te voilà, mon bien-aimé! je t'ai cru mort...

L'homme eut un rire sinistre et embrassa Suzannah.
En même temps, le petit Irlandais se prit à frissonner, car il s'aperçut
que cet homme avait les bras nus et que l'un de ses bras était couvert de
sang.

III
L'homme aux bras rouges de sang n'avait pas encore aperçu Ralph.
Quant à Suzannah, elle paraissait l'avoir complètement oublié.
L'enfant tout tremblant, n'osait bouger et retenait son haleine.
--Mon Dieu! disait Suzannah, comme j'ai eu peur pour toi, mon
bien-aimé!
Bulton, car c'était bien l'homme dont la jeune femme avait parlé dans la
soirée, Bulton s'essuya le front.
--Ah! dit-il, l'affaire a été rude. Un moment nous avons failli être pincés,
et je me suis dit: «Je ne reverrai plus ma petite Suzannah.»
Mais ce n'a été qu'une alerte.
--Et le coup a réussi?
--Regarde.
En même temps, cet homme tira de sa poche un gros sac, qu'il jeta sur
la table et qui s'ouvrit en tombant.
Une profusion de pièces d'or s'en échappa.
--Oh! que de guinées! dit Suzannah.
Puis, tout à coup, elle pâlit et étouffa un cri.

--Du sang! dit-elle, du sang!
--J'en ai plein ma veste et ma chemise, répondit tranquillement Bulton.
--Vous avez assassiné le vieillard, malheureux! fit Suzannah avec une
expression d'horreur.
--Non, dit Bulton. Je t'avais promis de ne pas verser de sang, et quand
je promets quelque chose à ma petite Suzannah, je tiens toujours ma
parole, sauf le cas de force majeure, bien entendu.
Et Bulton embrassa de nouveau Suzannah.
--Mais quel est donc ce sang? demanda-t-elle toute frissonnante.
--Voici ce qui s'est passé, répondit Bulton. La maison que nous avons
dévalisée est, comme tu le sais, au milieu des champs. Nous avions
garrotté le vieux qui y vit seul, après lui avoir mis le bonnet de laine,
afin qu'il ne pût pas nous reconnaître. Nous avions trouvé l'or et nous le
partagions tranquillement, lorsque nous entendons du bruit.
C'était une ronde de police.
Tandis qu'elle arrivait par la cour, nous avons pris la porte du côté du
jardin.
J'ai escaladé le mur le dernier.
En ce moment, je me suis senti saisi par les jambes et il m'a fallu
retomber dans le jardin.
Un policeman plus grand et plus fort que les autres avait devancé ses
camarades, et il me serrait au cou en criant:
--A moi! à moi! j'en tiens un!
Il fallait être pris ou verser du sang. Les autres policemen arrivaient.
Je lui ai planté mon couteau dans la poitrine, il est tombé, et je me suis

sauvé.
Ralph, frémissant d'horreur, avait entendu tout cela, mais il ne
comprenait que vaguement.
Seulement, l'aspect de Bulton avait quelque chose d'effrayant pour lui.
Cet homme était jeune cependant, et d'une beauté mâle et farouche; on
comprenait qu'il eût subjugué le coeur d'une femme tombée comme
l'Irlandaise Suzannah.
Mais, pour cet enfant de dix ans, avec sa barbe inculte, son oeil féroce,
sa voix retentissante, il était réellement effrayant.
Ralph eut si peur même, qu'il regretta le fouet de Mary l'Ecossaise et la
maison de mistress Fanoche.
Suzannah regardait Bulton et, tout en le regardant, elle comptait l'or
répandu sur la table.
Tout à coup le bandit se retourna, vit l'enfant sur le lit et s'écria:
--Tonnerre! qu'est-ce que c'est que ça?
L'épouvante de Ralph était si grande qu'il ferma les yeux et fut assez
maître de lui-même pour faire semblant de dormir.
--Ça, dit
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