Les misères de Londres | Page 6

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
dire?
--Un jour ou l'autre on me prendra et j'irai danser les pieds dans le vide
devant Newgate ou devant Clarkenweid.
--Tais-toi, ne parle pas ainsi... tu me fais mourir par avance, murmura
Suzannah qui l'étreignit avec passion.
--Cela arrivera tôt ou tard, te dis-je.
--Tais-toi!... au nom du ciel!
Le bandit eut un ricanement.
--C'est précisément parce que le ciel existe que cela arrivera, te dis-je.
Cependant si nous avions seulement mille livres sterling...
--Eh bien?
--Peut-être échapperais-je à mon sort, peut être pourrions-nous être
heureux?
--Heureux! murmura Suzannah avec extase.
--Tu ne ferais plus ton honteux métier, tu ne volerais plus, et nous
quitterions l'Angleterre.
--Où irions-nous?
--En France. Nous nous marierions et je tâcherais de vivre
honnêtement.
Suzannah pressa Bulton dans ses bras.
--Tu ferais cela? dit-elle.
--Oui.

Elle soupira.
--Mais, hélas! fit-elle, nous n'aurons jamais mille livres.
--Qui sait?
Et, comme elle attendait qu'il s'expliquât:
--Cet enfant, poursuivit-il, pourrait nous rendre un grand service.
--Oh! Bulton! Bulton! mon bien-aimé, dit Suzannah d'un ton de
reproche, pourquoi veux-tu faire de ce malheureux enfant un voleur?
N'as-tu pas vu comme il était beau... comme il ressemblait à un petit
ange?... ne frissonnes-tu donc pas en pensant que nous pourrions
envoyer au moulin cette innocente créature?
Le bandit eut un rire moqueur:
--Tu es vraiment émouvante, ma chère; quand tu parles ainsi.
Cependant, je ne veux pas te faire de peine, ma Suzannah, et je te
promets que je ne m'opposerai pas à ce que tu le ramènes à sa mère,
mais quand il nous aura rendu le service dont j'ai besoin.
--Quel est donc ce service? demanda Suzannah.
--Écoute-moi bien.
Et Bulton baissa la voix plus encore.
--Je nourris une affaire depuis longtemps, dit-il, une affaire superbe.
--Ah!
--Je n'en ai parlé à aucun des camarades, car il faudrait partager, et ce
n'est pas mille livres, c'est deux mille, peut-être trois ou quatre que
nous aurions.
--Quatre mille livres! murmura Suzannah. Et à qui donc veux-tu voler
ça?

--A un homme qui a volé tout le monde, les pauvres et les riches, dont
le nom est exécré dans Londres, et qui, lorsqu'il passe dans une rue, est
poursuivi par les malédictions du peuple.
--Quel est donc cet homme?
--On l'appelle Thomas Elgin.
--L'usurier?
--Justement.
--Et c'est cet homme que tu veux voler toi?
--Mon plan est fait. J'ai l'empreinte de toutes les serrures, depuis celle
de la grille de son petit jardin sur le square jusqu'à celle de son bureau
où est sa caisse. Ayant les empreintes, j'ai fabriqué les clefs.
--Mais où demeure-t-il, ce Thomas Elgin?
--Dans Kilburne square, tout auprès de la station de Western-Railway,
il vit seul et n'a même pas de servante. Il prend ses repas dans un
boarding de la Cité et ne rentre chez lui que le soir assez tard.
--Mais, dit Suzannah, il n'a probablement jamais d'argent chez lui.
--Dans la semaine, jamais. Il a tout son argent à la Banque. Mais
Thomas Elgin n'est pas homme à perdre un jour par semaine, et il
estime qu'on doit travailler le dimanche aussi bien que les autres jours.
--Ah! fit Suzannah.
--Il y a des gens qui ont besoin d'argent le dimanche tout aussi bien que
dans la semaine, et c'est même ce jour-là qu'il fait les meilleures
affaires.
Donc, continua Bulton, le samedi, Thomas Elgin passe à la Banque et y
prend quelquefois mille, quelquefois deux et même quatre mille, livres
en or et en banknotes, et il les emporte chez lui.

--Ah! fit Suzannah.
--Il a une caisse chez lui, une caisse qui est un chef-d'oeuvre et que
personne que moi ne saurait forcer. Mais j'ai trouvé le secret, moi.
--Comment?
--Avant d'être voleur, j'ai tenu une boutique, poursuivit Bulton. Nous ne
nous connaissions pas alors, ma Suzannah, et j'avais une femme
légitime. C'est Thomas Elgin qui m'a ruiné, et ma femme en est morte
de chagrin.
--Continue, dit Suzannah avec émotion.
--Thomas Elgin m'a prêté, à trois cents pour cent, douze livres pour
lesquelles il m'a envoyé à White-cross, et c'est un dimanche qu'il m'a
remis cette somme.
La caisse de l'usurier est dans une petite salle qui n'a qu'une porte.
Dans le milieu de cette porte est percé un judas qui a deux pouces
carrés de largeur.
Quand un homme à qui Thomas Elgin a affaire se présente, il regarde
par ce guichet avant d'ouvrir.
Si j'avais pu passer la main, il y a longtemps que j'aurais dévalisé
l'usurier.
--Tu n'as donc pas l'empreinte de la serrure.
--Si, mais si j'essayais d'ouvrir cette porte, je serais mort.
--Comment cela?
--C'est un homme ingénieux que M. Thomas Elgin, poursuivit Bulton.
--Qu'a-t-il donc imaginé?

--Il y a derrière la porte un pistolet disposé de telle manière que la porte,
en s'ouvrant, le ferait partir et qu'il tuerait celui qui voudrait entrer.
--Mais enfin, dit
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