Les misères de Londres | Page 3

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
dans Londres sans s'en douter.
Après avoir erré dans Kings street, il avait fini par tomber dans Niegh
street, et c'était sous le porche d'une maison de Gloucester place que
l'Irlandaise Suzannah l'avait trouvé.
Il fit bien un peu de résistance, tout d'abord; mais la jeune femme le

regardait avec des yeux si doux, elle lui parlait d'un ton si affectueux,
qu'il finit par céder.
--Vrai, dit-il? vous êtes Irlandaise?
--Je suis née à Cork, mon mignon.
--Et vous m'aiderez à retrouver ma mère?
--Si elle est Irlandaise, ce sera facile...
--Ah! fit-il en la regardant encore.
Elle eut un sourire triste.
--Tous les Irlandais sont malheureux, dit-elle, et, même à Londres, tous
les malheureux se connaissent.
--Bien sûr, madame, vous ne me trompez pas?
--Non, mon enfant.
Et elle l'embrassa; puis elle lui dit encore:
--Mais où demeure-t-elle, ta mère? dans quelle rue?
L'enfant n'avait retenu qu'un nom _Saint-Gilles._
--Ce n'est pas une rue, dit-elle, c'est une église.
--C'est toujours par là, dit Ralph.
--Eh bien! nous irons à Saint-Gilles; si tu cherches ta mère, dit-elle, il
est probable que ta mère te cherche aussi.
Cette pensée illumina l'esprit de l'enfant.
--Oh! oui, dit-il.

--Et, poursuivit Suzannah, elle ira demain à Saint-Gilles.
--Demain? fit l'enfant, pourquoi pas ce soir?
--Mais, mon mignon, dit Suzannah, parce que les églises sont fermés à
cette heure.
Les enfants raisonnent avec une logique rigoureuse, ce que lui disait
cette femme lui parut juste.
Il essuya ses larmes, mais il poussa un profond soupir en murmurant:
--Demain... comme c'est long!
--Mais non, dit-elle en souriant, tu ne sais donc pas qu'il est minuit?
Tout en parlant, ils avaient fait un bout de chemin, se dirigeant toujours
vers le Sud.
Les rues devenaient plus éclairées, plus bruyantes.
Dans certains quartiers excentriques, Londres est plus animé la nuit que
le jour.
Suzannah marchait doucement pour ménager les petites jambes de
Ralph.
Arrivée devant un marchand de comestibles, elle lui dit:
--As-tu faim? veux-tu manger?
--Non, dit l'enfant.
Ils continuèrent leur route.
Ils étaient maintenant dans une large rue qu'on nomme Graysam road.
La foule nocturne devenait plus compacte.

Plusieurs hommes abordèrent Suzannah et lui tinrent des propos que
l'enfant ne comprit pas.
Elle les repoussa.
Un autre lui dit:
--Tu fais bien la fière, aujourd'hui.
Suzannah répondit:
--Aujourd'hui je suis mère de famille.
Et elle continua son chemin.
Quelques pas plus loin, elle fut abordée par un autre, un homme d'assez
mauvaise mine, qui l'appela par son nom.
--Quoi de nouveau, Suzannah? lui dit-il.
--Rien.
--Comment va Bulton?
--Je ne sais pas... voici deux jours que je ne l'ai vu, dit-elle.
Et sa voix subit une légère altération.
--Serait-il bloqué?
--Je ne sais pas... mais j'en tremble.
--Tiens! qu'est-ce que ce mioche?
--Un pauvre enfant perdu qui pleurait sous une porte.
L'homme regarda Ralph, et Ralph éprouva un sentiment de répulsion
instinctive.

--Il est gentil, dit cet homme, une jolie graine de pick-pocket.
--Merci, dit Suzannah; j'espère bien que ça ne lui arrivera pas.
--Et pourquoi donc?
--Parce que demain je le ramènerai à sa mère.
L'homme haussa les épaules.
--Tu serais joliment battue, si Bulton t'entendait parler comme ça, dit-il.
Bonsoir, Suzannah.
--Bonsoir, Craven.
--Oh! madame, dit Ralph, comme ils s'éloignaient, quel vilain homme!
et comme il a l'air méchant!
Suzannah ne lui répondit pas.
Ils marchèrent encore et arrivèrent ainsi au bout de Graysiens lane, qui
est perpendiculaire à une autre grande artère appelée Holborne, qui
n'est elle-même que la continuation d'Oxford street.
Là, Suzannah s'arrêta un moment.
Elle paraissait inquiète et jetait autour d'elle des regards furtifs.
On eût dit qu'elle cherchait quelqu'un.
Enfin un homme, qu'elle reconnut sans doute, vint à passer.
Suzannah, tenant toujours l'enfant par la main, s'avança vivement vers
lui.
--Tiens, dit celui-ci en s'arrêtant, c'est toi, Suzannah?
--Oui. As-tu vu Bulton? Voici trois jours et trois nuits que je suis sans
nouvelles.

--Il a nourri une bonne affaire, et je crois que c'est pour cette nuit.
--Ah! dit la jeune femme. Alors il n'est pas pris?
--Il ne l'était pas ce matin, toujours.
Suzannah respira.
--Merci, William, dit-elle. Bonsoir!
--Tu rentres?
--Oui.
--Les affaires sont-elles bonnes?
--Comme ça, dit Suzannah. Les gentlemen font coudre leurs poches
maintenant.
--Tiens, tu as donc un mioche, à présent?
--C'est un petit Irlandais qui ne sait où coucher. Je l'emmène chez moi
et je le rendrai demain à sa mère.
Ces derniers mots rassurèrent Ralph.
Il ne résista pas à la douce pression de la main de Suzannah qui
continua son chemin en l'entraînant.
Après avoir fait quelques pas dans Holborne, Suzannah prit tout à coup
à gauche et entra dans une rue étroite, bordée de misérables maisons et
qui était encombrée d'une foule de gens à mine patibulaire.
Mais l'enfant tombait de fatigue et de lassitude et il ne remarqua plus
rien à partir de ce
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