Les misères de Londres | Page 3

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
Shoking, qui n'était pas fâché de rentrer un
peu dans son rôle de lord Wilmot.
En ce moment, le penny-boat aborda le ponton de Rotherithe.

Shoking se tourna vers la femme de Paddy:
--Ma chère, dit-il, j'espère que votre créancier sera de bonne foi et que
votre mari sera mis en liberté.
Néanmoins, puisque l'indiscrétion de ce garçon vous a appris mon nom,
sachez que je suis un homme puissant et que je puis vous être utile.
Donnez-moi votre nom et votre adresse, et j'enverrai demain un de mes
gens savoir où en est l'affaire. S'il est besoin que j'intervienne,
j'interviendrai.
--Ah! mylord, répondit la femme avec émotion, c'est le bon Dieu qui
m'a mise sur votre chemin. Mon mari se nomme Paddy et nous
demeurons dans Adam's street, quartier du Southwark.
Shoking tira un carnet de sa poche, prit un crayon et inscrivit le nom de
Paddy et celui d'Adam's street.
Puis il sauta du bateau sur le ponton et se mit à gravir d'un pas leste
l'escalier qui montait sur le quai.
En face de cet escalier, il y avait une ruelle, que Shoking enfila.
Où allait-il?
Sans doute chez le landlord de cette taverne qui faisait face au
cimetière dans lequel s'étaient réunis l'homme, les chefs fenians et
l'abbé Samuel, la veille de l'exécution de John Colden.
Shoking avait marché si vite, qu'il croyait avoir laissé assez loin
derrière lui les voyageurs du penny-boat.
Cependant, il entendit tout à coup derrière lui un pas d'homme et, se
retournant, il reconnut le rough.
--Ah! c'est toi? dit-il.
--Oui, mylord.

--Tu vas donc à Rotherithe?
--Comme vous voyez.
--Est-ce ton quartier?
--Non. Je descendais plus bas; mais quand je vous ai vu vous arrêter ici,
j'ai débarqué pareillement.
--Pourquoi? demanda Shoking.
--Mais parce que j'étais bien aise de causer un brin avec vous.
--Hein? fit Shoking.
Le rough était déguenillé; de plus, il était de haute taille, paraissait
robuste, et la ruelle était déserte.
--Eh! eh! pensa le bon Shoking, je ne serais vraiment pas de force avec
lui, dans le cas où il lui plairait de me dévaliser. Soyons diplomate.
--Oh! oh! reprit-il, vous voulez causer un brin avec moi?
--Oui, mylord.
--Puis-je t'être utile?
--Je le crois, mylord.
--Voyons, parle, je t'écoute.
Et Shoking ralentit le pas.
Le rough le plaça à côte de lui.
--C'est singulier, dit-il, que Votre Honneur ne me reconnaisse pas.
--Je t'ai déjà vu quelque part, mais où? je ne sais pas.

--Dans une foule de tavernes, autrefois.
--Bon!
--Et il y a quinze jours, à la porte de Jefferies, le valet de Calcraff.
Ceci fut un trait de lumière pour Shoking.
--Ah! dit-il, c'est à toi que j'ai donné une poignée de couronnes?
Oui, mylord.
--Eh bien! reprit Shoking, parle: que puis-je faire pour toi?
--Me rendre un grand service.
--Vraiment?
--Figurez-vous, dit le rough, que je suis allé quelques jours après notre
dernière rencontre, chez maman Brandy, au Black Horse.
--Fort bien! je connais la maison.
--J'ai soutenu que vous étiez un lord.
--Et on s'est mis à rire?
--Oui. Mais un homme qui s'appelle l'homme gris...
Shoking tressaillit.
--Après? fit-il.
--L'homme gris me dit que j'avais raison et que vous étiez un lord: et
nous nous sommes en allés, lui, moi et une femme du nom de Betsy.
Shoking fit alors un pas en arrière.
--Mais, alors, misérable, dit-il, c'est toi qui as volé la clef de Betsy!

--Oui, mylord.
--Qui as accompagné l'homme gris chez elle?
--Parfaitement.
--Et qui as ensuite fait des révélations à la police?
--C'est moi, dit froidement le rough, et c'est pour cela que je vous ai
suivi ce soir.
--Mais que me veux-tu donc, drôle? dit Shoking, essayant de reprendre
les grands airs de lord Wilmot.
--Là! ne vous fâchez pas, dit le rough, et écoutez-moi.
Shoking avait bonne envie de prendre la fuite mais le rough ne lui en
donna pas le temps.
Il passa son bras sous le sien et, le maintenant ainsi, il poursuivit:
--Je ne suis pas méchant homme, dit-il, et je ne trahis pas les camarades
pour le plaisir de les trahir. Si Betsy ne m'avait pas dénoncé, je n'aurais
jamais rien dit; mais Betsy ayant parlé, la police a mis la main sur moi.
Alors j'ai dit ce que je savais.
La police s'est mise à rire, lorsque j'ai soutenu que vous vous appeliez
lord Wilmot.
--Ah! vraiment? fit Shoking en se mordant les lèvres.
--Elle a fait des recherches...
--Par exemple!
--Et elle a reconnu qu'aucun lord de ce nom n'existait au parlement.
--Après? fit dédaigneusement Shoking.

--Alors, reprit le rough, elle m'a donné une mission.
--A toi?
--A moi. Et la mission sera bien payée. J'aurai cent livres, si je réussis.
--Que dois-tu donc faire?
--Découvrir le prétendu lord Wilmot.
--Bon!
--Et le conduire à Scotland Yard, où il faudra
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