Les misères de Londres | Page 2

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
n'ai pas pu, monsieur.
--Comment cela?
--Oh! c'est tout une histoire, et vous allez voir combien les pauvres
gens sont quelquefois malheureux et poursuivis par une malchance
énorme.
--Je vous écoute, dit Shoking, tandis que le bateau à vapeur descendait
rapidement la Tamise.
--Mon mari se nomme Paddy, poursuivit-elle. Il a été en prison à la
requête d'un certain Pussex, boulanger, qui a demeuré longtemps dans
notre quartier et qui est maintenant à Rotherithe, où il est retiré des
affaires. C'est chez lui que je vais en désespoir de cause.
--Mais, dit Shoking, je croyais qu'on n'avait qu'à se présenter à la prison
pour dettes, avec l'argent, pour que le prisonnier soit mis en liberté
sur-le-champ.
--Je le croyais aussi, dit la femme. C'est hier soir qu'on m'a donné
l'argent. Je me suis donc levée de grand matin, et il était à peine jour
quand je me suis présentée.
Le portier-consigne, M. Golmish, m'a refermé le guichet sur le nez en
me disant:
--Il est trop matin. Venez à midi.

--Je m'en suis retournée, parce que j'ai deux enfants et que j'appréhende
toujours de les laisser seuls trop longtemps.
--Et vous êtes revenue à midi?
--Oui, monsieur. Cette fois on m'a laissée entrer et j'ai pu voir mon mari.
Mais quand j'ai voulu payer, on m'a dit que M. Cooman seul, le
gouverneur, pouvait recevoir mon argent, et que M. Cooman, qui ne
s'absentait jamais, se trouvait, par extraordinaire, ce jour-là, hors de
White cross, parce qu'il déjeunait chez le lord-mayor avec les aldermen,
dans la grande salle du Guild'hall.
On m'a dit qu'il ne rentrerait qu'à deux heures, et j'ai été encore obligée
de m'en aller.
--Pauvre femme! dit Shoking.
--A deux heures je suis revenue.
--Et vous avez trouvé sir Cooman?
--Oui, monsieur; mais quand je lui ai montré mon argent, il m'a dit que
ce n'était pas le compte; et la vérité, c'est qu'on a mis un zéro de trop et
qu'au lieu de dix guinées, c'est cent.
J'ai eu beau soutenir que Son Honneur se trompait.
Son Honneur était un peu ému des suites du déjeuner et il m'a mise à la
porte.
C'était la troisième fois que je m'en retournais sans mon mari.
--Et vous êtes revenue une fois encore?
--Oui, monsieur. Je me souvenais parfaitement de l'homme qui a
accosté mon mari; c'est un recors du nom de Calmiche qui loge
précisément tout à côté de chez nous, dans Adam's street.
Je suis donc revenue dans le Southwark, et j'ai trouvé Calmiche, à qui

j'ai conté la chose.
Il est convenu que j'avais raison, qu'on avait fait erreur sur les livres, et
il m'a offert de m'accompagner.
Le recors a eu beau démontrer à Son Honneur, sir Cooman, qu'il était
impossible qu'un pauvre diable comme mon mari eût jamais dû cent
livres.
Son Honneur a répondu:
--Et bien! que le créancier donne quittance pour dix, et il sortira.
--C'est ce qui fait que vous allez à Rotherithe?
--Oui, monsieur.
Tandis que Shoking causait avec cette femme, laquelle, on le devine,
n'était autre que celle chez qui miss Ellen s'était présentée la veille, le
penny-boat avait dépassé le pont de Londres et allait bientôt atteindre le
ponton de Rotherithe.
L'homme qui s'était embarqué à Charing cross en même temps que
Shoking et les deux femmes s'était, jusque-là, tenu à l'avant.
Mais, en ce moment, il s'approcha et regarda attentivement Shoking:
--Hé! par saint George, patron de la libre Angleterre, dit-il tout à coup,
je ne me trompe pas, c'est bien lord Wilmot!
A ce nom Shoking tressaillit et fronça légèrement le sourcil.
--Vous me connaissez?
--Parbleu!
Et John, le rough, car c'était lui, vint se placer sous le rayon de lumière
que projetait la lanterne suspendue au-dessus de la machine du bateau.

II
Shoking ne manquait pas absolument de mémoire, mais il était distrait,
et puis il connaissait tant de monde qu'il se demanda tout d'abord, en
regardant le rough, où il avait vu cet homme qui le saluait du titre de
lord.
Cependant Shoking avait lu cet article du Times qui racontait le
merveilleux sauvetage de John Colden, article dans lequel un rough,
qui avait servi de complice à l'homme gris, figurait comme ayant fait
des révélations à la police.
Mais Shoking ne pensa point tout d'abord qu'il avait devant lui le
personnage que l'homme gris avait employé pour pénétrer dans la
maison de Calcraff.
Ce dernier s'aperçut tout de suite que Shoking ne le reconnaissait pas.
--Vraiment; mon ami, dit Shoking, qui prit un ton paternel et protecteur,
vous savez qui je suis?
--Oui, vous vous nommez lord Wilmot.
--C'est bien possible.
--Vous êtes un lord philanthrope.
--J'aime mes semblables, dit modestement Shoking.
--Et, continua le rough, vous tenez le parlement, où vous siégez, au
courant des misères du peuple anglais.
--Afin de les soulager, dit
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