Les loups de Paris | Page 8

Jules Lermina
plus sûrement que le poison.
Mathilde et Marie s'étaient donc trouvées livrées à elles-mêmes. Leurs
caractères s'étaient développés sans direction effective, sans contrôle

efficace.
M. de Mauvillers n'exigeait d'elles que le respect. Les banalités de
l'amour paternel restaient pour lui lettre morte, temps perdu, vaines
démonstrations. Qu'on se levât lorsqu'il entrait, qu'on s'inclinât sans un
mot devant ses volontés quelles qu'elles fussent, rien de plus. Il se
croyait père parce qu'il dominait.
Ainsi que nous l'avons dit, il avait contracté vis-à-vis de M. de
Costebelle les plus grandes obligations. Sa fortune personnelle,
absolument compromise pendant l'émigration, avait été rétablie grâce
au concours du père de Jacques, homme honnête et bon dans toute
l'acception du mot, et qui avait conservé jusqu'à sa mort cette illusion
que M. de Mauvillers était une âme stoïque et digne des temps anciens.
Il n'avait pas deviné que la fidélité gardée par M. de Mauvillers à la
cause des Bourbons, même lorsque l'empire offrait carrière à son
ambition, n'avait pour motif réel que la prescience intuitive de la chute
prochaine du colosse. Il est des temps où l'attente et la patience sont des
habiletés.
M. de Costebelle laissait en mourant deux fils: l'un, Frédéric, officier
dans l'armée royale, et Jacques, âme d'artiste, vivace, exaltée, et qui ne
semblait pétrie que pour la lutte.
Jacques inquiétait M. de Costebelle. En vain il avait tenté de régulariser
cette fougue, d'endiguer cette énergie. Mais sa sévérité paternelle se
brisait bientôt, devant les brillantes qualités de ce coeur chaud et
enthousiaste.
Cependant, à son lit de mort, M. de Costebelle avait supplié son ami de
Mauvillers de veiller sur ce fils bien-aimé. Il espérait que la froide
raison du magistrat parviendrait à calmer cette excitabilité presque
maladive.
M. de Mauvillers promit.
Et voici comment il tint sa promesse.

Reconnaissant à Jacques un véritable talent d'orateur, et comprenant
que, bien dirigé, il lui serait possible de parvenir, soit par le barreau,
soit par la magistrature, à de hautes destinées, M. de Mauvillers
éprouva une jalousie haineuse, et ne tenta rien pour satisfaire aux voeux
de son ami mort.
Jacques eut toute liberté de penser, d'agir, d'aller là où l'entraînerait son
imagination.
Seulement, lorsque Jacques s'enthousiasma par les idées nouvelles, se
réchauffa à cette lueur révolutionnaire qui semblait jaillir à nouveau du
foyer de 89, M. de Mauvillers le mit à la porte.
On sait le reste.
Mais Jacques n'avait pas impunément passé vingt ans de son existence
auprès des deux jeunes filles.
Mathilde était de caractère calme et froid. Non qu'à l'exemple de son
père elle niât ou ignorât ce qu'étaient le beau et l'idéal. Mais elle avait
hérité de sa mère la passivité, presque la défiance d'elle-même et des
autres. Elle adorait sa soeur et se fût sacrifiée pour elle; mais elle
renfermait ses sentiments dans son coeur, restant toujours affable,
d'humeur égale et douce, réprimant, sans raisonner, bien entendu, tout
élan, toute expansion.
Marie était tout autre: c'était l'enfant avec toutes ses naïvetés, ses joies
sans motif ou ses petites colères mutines. Elle riait à la vie, à l'avenir
comme si elle avait couru à une fête. Elle aimait à parler, à ouvrir son
âme à toutes les effluves; tout lui était plaisir; sa charité gracieuse
doublait le prix de l'aumône. Quand elle passait dans le pays, on disait:
Voilà le soleil d'Ollioules!
Et c'était, en vérité, comme un rayonnement de joie, de bonté et de
charme.
Que de fois, courant avec Jacques à travers les prairies ou les bois
d'oliviers, elle avait écouté avec ravissement la voix des oiseaux,

chantant leurs hymnes de joie! Alors elle le prenait par la main et lui
disait:
--Tout est beau! tout est bon!
L'amour vint. Tout autre que M. de Mauvillers l'eût prévu. Lui, ne vit
rien. Il chassa le fils de son bienfaiteur, comme il eût fait d'un laquais.
Marie voulut prendre sa défense, M. de Mauvillers l'arrêta d'un seul
mot. Il voulait, cela devait suffire.
Ces rigidités irraisonnées amènent la révolte. Marie feignit de se
soumettre. Et la contrainte qu'elle s'imposa ne fit que développer le
sentiment qui germait encore ignoré en elle.
Sa soeur comprit, mais trop tard. Mathilde pouvait-elle prévoir la faute,
ignorant elle-même ce qu'était l'amour...?
Un jour, Marie lui avoua qu'elle aimait Jacques, et qu'elle était aimée de
lui. Elle ne se repentait pas. Jacques était si bon, si honnête, si aimant!
Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? Il était certain que le mariage aurait
lieu. Il suffisait que M. de Mauvillers se réconciliât avec lui. Et, le
temps marchait; et Jacques, fou d'amour, fou de jeunesse, ne sentait pas
qu'il marchait à sa perte. Ses idées, ses convictions, étaient pour lui une
religion; il était convaincu du triomphe prochain. Tout lui semblait
beau, lumineux, rayonnant.
Vint le réveil....
Jacques était arrêté, Marie allait devenir mère.
M. de Mauvillers était
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