Les grands orateurs de la Révolution | Page 8

Alphonse Aulard
digne de son génie. Il excellait, nous le
savons, dans l'éloquence et dans l'intrigue: la tribune du parlement lui
permettait d'être orateur, et la nécessité de concilier deux choses
inconciliables, la souveraineté populaire et la souveraineté royale,
ouvrait un champ illimité à son habileté un peu policière. Éblouir par
son éloquence, séduire par son adresse, jouer un beau rôle représentatif
et, en secret, préparer par de petits moyens, par des hommes
secondaires, de grands effets politiques, c'était là son idéal. Et que ne le
réalisa-t-il? Les d'Orléans étaient sous sa main; il pouvait leur donner la
royauté. C'était même le seul moyen de réaliser son rêve de monarchie
mitigée. Mais dès qu'il vit le duc d'Orléans, en 1788, chez le comte de
La Marck, il le jugea et dit «que ce prince ne lui inspirait ni goût ni
confiance». Plus tard il répétait qu'_il n'en voudrait même pas pour son
valet_. C'est donc avec la branche aînée qu'il veut fonder le seul régime
dont il puisse être l'orateur et le ministre.
Ses opinions, on le voit, sont fondées sur son intérêt, ou, si on aime

mieux, sur l'intérêt de son génie. Il lui faut, ce sont ses propres
expressions, un grand but, un grand danger, de grands moyens, une
grande gloire. C'est heureux sans doute qu'il ait préparé les conditions
les plus favorables à l'épanouissement de son éloquence, mais avouons
que sa politique ne reposait sur aucune conviction morale. Et voilà la
troisième raison pour laquelle il n'embrassa pas franchement et
complètement la cause du XVIIIme siècle. Ses contemporains,
philosophes et politiques, précurseurs et acteurs de la révolution,
diffèrent de doctrine et de système; mais ils se rapprochent en un point,
c'est qu'ils ont une foi ardente en l'humanité; ils la croient bonne,
raisonnable, perfectible; ils l'aiment et la plaignent. Leur but est de lui
ôter ses chaînes, de lui rendre ses droits, de l'amener à la virilité par la
liberté. Ils croient fermement à la justice: c'est là l'évangile de 1789,
qu'aucune erreur, qu'aucun accident n'a encore obscurci. Cette foi est
étrangère à Mirabeau: ce n'est ni sur la raison ni sur le droit qu'il
compte pour établir son système, mais sur le génie, sur la ruse. Sa
politique, toute florentine, est plus vieille ou plus jeune que cet âge.
Quand, en décembre 1790, déjà payé par la cour, il présente son plan
secret de résistance, le comte de La Marck écrit finement à
Mercy-Argenteau: «Ce plan est trop compliqué, ainsi que vous l'avez
remarqué, monsieur le comte, on dirait qu'il est fait pour d'autres temps
et pour d'autres hommes. Le cardinal de Retz, par exemple, l'aurait très
bien fait exécuter; mais nous ne sommes plus au temps de la Fronde.»
Si la foi lui manquait, il la niait ou ne la voyait pas chez les autres. Il se
refusait, ce trop fin politique, à croire au désintéressement de ce peuple
de 1789, affamé pourtant de justice. «Tous les Français, disait-il,
veulent des places ou de l'argent; on leur ferait des promesses, et vous
verriez bientôt le parti du roi prédominant partout.» Il calomniait son
temps, et, osons le dire, le jugeait d'après lui-même. Non, ce n'est pas
pour le seul bien-être que nos pères se levèrent contre la royauté. Le
sens profond de la Révolution échappait à Mirabeau.
Dans les questions religieuses, il montrait la même ingéniosité et le
même aveuglement. Croirait-on qu'il ne s'était jamais sérieusement
demandé si la liberté était compatible avec le catholicisme? Il n'a pas de
solution pour ce grave problème. Dans son Essai sur les lettres de
cachet, il prétend montrer qu'une société civile peut vivre sans détruire
une religion hostile au principe même de cette société. Il suffit, dit-il,

que les «ministres des autels soient circonscrits dans leur état», et il
passe. Le même homme vote et défend la constitution civile du clergé,
et ce n'est que des circonstances qu'il apprend l'hostilité irréconciliable
de l'Église. En décembre 1789, il disait à sa soeur, Mme du Saillant:
«La liberté nationale avait trois ennemis: le clergé, la noblesse et les
parlements. _Le premier n'est plus de ce siècle, et la triste situation de
nos finances nous aurait suffi pour le tuer._» Telles sont les vues de
Mirabeau: il croit morts des hommes qui vont faire reculer la
Révolution! C'est qu'au fond il est indiffèrent en religion. Les grands
problèmes qu'il appelle dédaigneusement métaphysiques n'ont jamais
préoccupé ce méridional. Les pensées hautes et générales sur la
destinée de l'homme lui sont inconnues et répugnent à sa nature. Dans
les discussions religieuses, il apporte une dextérité et un tact infinis,
mais aucune idée supérieure.
Qu'en résulte-t-il? C'est qu'en éloquence comme en politique il ne
demande pas ses succès à ce qu'on appelle l'éternelle morale. On ne
trouvera pas dans ses discours un seul de ces lieux communs qui
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