Les grands orateurs de la Révolution | Page 7

Alphonse Aulard

du peuple au roi. Il faut flatter, duper, aveugler le peuple, lui faire
accepter sa servitude comme une liberté, sous prétexte qu'elle est
volontaire. Gouverner, c'est capter l'opinion publique, et pour cette
capture les moyens les plus cachés sont les plus efficaces. Que l'on ne
recule pas devant aucune fraude pour duper le peuple; c'est pour le
bonheur du peuple.
Le mot de république, Mirabeau ne le prononce qu'avec horreur ou
risée. La république, c'est pour lui le retour à l'état de barbarie; c'est le
chaos; c'est la destruction de l'état social. Et il montre cependant plus
de sens politique que les rares républicains qui existaient alors, en ce
qu'il craint l'arrivée prochaine de la république, tandis que ceux-là ne
l'espèrent même pas. Il voit clair dans l'avenir, et, comme cela arrive, il
se trompe sur les desseins de ses adversaires en leur attribuant la
clairvoyance qu'il est seul à posséder. En voyant combien les
Constituants ont affaibli le pouvoir royal, il ne peut s'imaginer qu'ils ne

préparent pas secrètement les voies à la république, et il écrit à la cour
le 14 octobre 1790: «Je sais que ... les législateurs, consultant les
craintes du moment plutôt que l'avenir, hésitant entre le pouvoir royal
dont ils redoutaient l'influence, et les formes républicaines dont ils
prévoyaient le danger, craignant même que le roi ne désertât sa haute
magistrature, ou ne voulût reconquérir la plénitude de son autorité; je
sais, dis-je, qu'au milieu de cette perplexité, les législateurs n'ont formé,
en quelque sorte, l'édifice de la constitution qu'avec des pierres d'attente,
n'ont mis nulle part la clef de la voûte, et ont eu pour but secret
d'organiser le royaume de manière qu'ils pussent opter entre la
république et la monarchie, et que la royauté fût conservée ou inutile,
selon les événements, selon la réalité ou la fausseté des périls dont ils
se croiraient menacés. Ce que je viens de dire est le mot d'une grande
énigme.»
C'est faire beaucoup d'honneur aux Lameth et à Barnave que de leur
prêter des vues aussi profondes: les événements les menaient; ils ne se
doutaient pas toujours du lendemain: comment croire qu'ils songeassent
à un avenir, qui, en 1790, semblait éloigné d'un siècle.
Cette aversion de Mirabeau pour la démocratie pure et pour les théories
du Contrat social s'exprime, dans sa bouche, par une apologie du
pouvoir royal. Fortifier ce pouvoir, c'est son but, c'est son conseil sans
cesse répété, à la tribune même (10 octobre 1789): «Ne multipliez pas
de vaines déclamations; ravivez le pouvoir exécutif; sachez le maintenir,
étayez-le de tous les secours des bons citoyens; autrement, la société
tombe en dissolution, et rien ne peut nous préserver des horreurs de
l'anarchie.»
Son royalisme n'est pas seulement théorique; il se considère
personnellement comme le champion nécessaire de la royauté. Ne
croyons pas que le besoin d'argent l'ait rapproché de la cour; il se sent
né pour la servir et pour la bien servir, et, tout de suite, il s'offre. Quand
cela? En 1790, quand il succombe à la misère et que la situation
politique l'effraie? Non: à son arrivée dans la vie politique, à la
première heure, à la première minute, au moment même où il songe à
entrer aux États généraux, _cinq mois avant les élections_. Il écrit, le 28
décembre 1788, à M. de Montmorin:
«Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis être
aux États généraux.... En nous entendant, il me serait très aisé d'éluder

les difficultés ou de surmonter les obstacles; et certes il n'y a pas trop
de trois mois pour se préparer, lier sa partie, et se montrer digne et
influent défenseur du trône et de la chose publique.»
Ce rôle de défenseur du trône, si beau qu'il pût paraître en 1788, est- il
vraiment celui auquel son genre d'éloquence semblait destiner
Mirabeau? Pourquoi ne voulut-il pas être en effet un tribun populaire,
le conseiller, l'interprète, l'initiateur de la démocratie? Pourquoi,
victime de l'ancien régime, ne rêva-t-il pas une république dirigée par
sa voix puissante?
Ses sentiments aristocratiques lui venaient, non de l'éducation, mais de
la naissance. C'est à son père qu'il devait cet orgueil de caste qu'il ne
prit jamais la peine de cacher. On sait qu'après l'abolition des titres de
noblesse, il continua à se faire appeler Monsieur le comte, à sortir en
voiture armoriée. Voilà la première raison pour laquelle il était
royaliste.
La seconde, c'est que, si l'absolutisme l'avait mis à Vincennes, le
régime démocratique l'aurait laissé de côté, dans les rangs obscurs. Il
comprenait très bien que le dérèglement de sa vie lui aurait fermé la
carrière politique dans un pays libre. La monarchie qu'on appelle
parlementaire, ou plutôt cette monarchie qu'il imaginait, dans laquelle
le peuple et le roi ne faisaient qu'un contre les ordres privilégiés,
semblait lui assurer un rôle
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