Les grands orateurs de la Révolution | Page 6

Alphonse Aulard
influence, mais
il n'atteignit jamais à l'autorité. Souvent son génie même se tournait
contre lui, et plus les imaginations étaient flattées, plus les consciences
résistaient. Déboires, affronts, mépris les moins déguisés, il subit tout,
accepta tout, dans la pensée de se réhabiliter enfin. Il n'y parvint jamais
tout à fait. «Dans certains moments, écrit Etienne Dumont, il aurait
consenti à passer au travers des flammes pour purifier le nom de
Mirabeau. Je l'ai vu pleurer, à demi suffoqué de douleur, en disant avec
amertume: «J'expie bien cruellement les erreurs de ma jeunesse». Voilà
pourquoi il tombait quelquefois dans la déclamation. Désireux de
donner au public une bonne idée de lui-même, il n'y pouvait parvenir;
le désaccord de sa vie et de ses paroles était trop flagrant. Or, le
triomphe de l'orateur, comme le dit justement un philosophe ancien,
c'est de paraître à ses auditeurs tel qu'il veut paraître en effet. Et c'était
bien là le but secret de Mirabeau; il voulait paraître honnête. Mais,
comme l'ajoute Cicéron en termes qui s'appliquent cruellement au

pauvre grand homme, on n'arrive à cette éloquence suprême que par la
dignité de la vie: id fieri vitae dignitate.

_II.--LA POLITIQUE DE MIRABEAU_
Quelle était la politique de Mirabeau? A cette question souvent posée,
aucune réponse satisfaisante n'a été faite. Ceux qui ont écrit avant la
publication de la correspondance de Mirabeau et de La Marck (1851)
ne connaissaient, dans Mirabeau, que l'homme extérieur, que ses
desseins avoués, que sa politique officielle. Ceux qui ont écrit depuis
n'ont plus vu que l'homme intérieur, que l'intrigant payé, que le
conspirateur mystérieux. Là, dit-on, c'est un tribun, presque un
démagogue; ici c'est un Machiavel, un professeur de tyrannie. En
public, excite et lance la Révolution; en secret il la retient et semble lui
préparer des pièges. Comment démêler sa véritable pensée au milieu de
ces contradictions?
Écartons d'abord une hypothèse qui se présente tout de suite à l'esprit.
Mirabeau, pourrait-on dire, n'eut pas à proprement parler de politique:
il vécut d'expédients, au jour le jour, éloquent si le hasard lui faisait
rencontrer la vérité, languissant ou obscur quand il se trompait.--Sans
doute il n'est pas d'homme politique dont chaque pas soit guidé par un
dessein immuable: il n'en est pas non plus qui ne rêve un certain état de
choses plus heureux pour ses concitoyens et pour lui. Eh bien,
Mirabeau croyait que l'état politique le plus souhaitable pour la France
et pour lui-même, c'était un état mixte, moitié absolutisme et moitié
liberté, où subsisterait ce qui était supportable dans l'ancien régime et
ce qui était immédiatement possible dans les systèmes nouveaux. Ce
qu'il veut, c'est la monarchie parlementaire telle que nous l'avons eue
vingt-cinq ans plus tard. Dans une note secrète pour la cour, écrite le 14
octobre 1790, il résume en ces termes les principes de sa politique:
«Que doit-on entendre par les bases de la Constitution?
«Réponse:
«Royauté héréditaire dans la dynastie des Bourbons; corps législatif
périodiquement élu et permanent, borné dans ses fonctions à la
confection de la loi; unité et très grande latitude du pouvoir exécutif
suprême dans tout ce qui tient à l'administration du royaume, à
l'exécution des lois, à la direction de la force publique; attribution
exclusive de l'impôt au corps législatif; nouvelle division du royaume,

justice gratuite, liberté de la presse; responsabilité des ministres; vente
des biens du domaine et du clergé; établissement d'une liste civile, et
plus de distinction d'ordres; plus de privilèges ni d'exemptions
pécuniaires; plus de féodalité ni de parlement: plus de corps de
noblesse ni de clergé; plus de pays d'états ni de corps de
province:--voilà ce que j'entends par les bases de la Constitution. Elles
ne limitent le pouvoir royal que pour le rendre plus fort; elles se
concilient parfaitement avec le gouvernement monarchique.»
Dans sa pensée, le défenseur naturel des droits du peuple, c'est le roi, et
le soutien du roi, c'est le peuple. Appuyés l'un sur l'autre, ils triomphent
du clergé et de la noblesse, et à cette alliance le roi gagne son pouvoir,
le peuple sa liberté. C'est la _démocratie royale_ de Wimpffen, c'est
l'idée de la Constituante et de la France en 1789.
Mais quelle est l'autorité la plus ancienne, la plus forte, celle du roi ou
celle du peuple? Le 8 octobre 1789, cette question se pose, à propos de
la formule à employer pour la promulgation des lois. Doit-on continuer
à dire: _Louis, par la grâce de Dieu_...? Oui, dit Mirabeau.-- Et les
droits du peuple? «Si les rois, répond-il, sont rois par la grâce de Dieu,
les nations sont souveraines par la grâce de Dieu. On peut aisément tout
concilier.»--Opérer cette conciliation (non aisée, mais impossible), telle
est la fonction du gouvernement, du ministère.-- Conciliation? non:
assujettissement de l'un des deux souverains à l'autre, du corps à la tête,
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