Les grands orateurs de la Révolution | Page 4

Alphonse Aulard
heures dont il le terrassa».
Quelle préparation à la tribune que cette joute oratoire avec un homme
comme Portalis, devant une foule immense et à moitié hostile, au
milieu d'une ville agitée de passions déjà politiques et révolutionnaires!
Et ce fut une bonne fortune pour Mirabeau de n'avoir remporté comme
orateur, avant d'entrer dans la vie politique, que des succès difficiles.
Quel piège en effet pour un homme public de débuter devant des
auditoires bienveillants et gagnés d'avance, qui retrouvent et
applaudissent leurs propres pensées sur ses lèvres, qui lui ôtent
l'occasion de dissiper des préventions, de réfuter des interruptions,
d'échauffer une atmosphère glacée, en un mot de s'instruire en luttant et

de connaître toute l'étendue de ses forces! Ces favoris d'un collège
électoral, un Mounier, un Lally, arrivent au parlement émoussés par les
louanges, ignorants d'eux-mêmes, faciles à déconcerter. A la première
contradiction, qu'ils prennent pour un échec, ils s'irritent, se dégoûtent,
se taisent ou s'en vont. Mirabeau ne connut pas ces fortunes
dangereuses: il avait appris à plaider sa cause, de vive voix ou la plume
à la main, dans les conditions les plus défavorables, contre l'universelle
malveillance dont son père menait le choeur. Il sera bien difficile
d'intimider un athlète si habitué au péril, si cuirassé contre le
découragement: les orages parlementaires, les interruptions, et, ce qui
est plus dangereux aux novices, les conversations qu'on devine et qu'on
n'entend pas, ces difficultés ne seront pour lui que jeux d'enfant.
Mais, quand même Mirabeau aurait apporté aux Etats généraux une
instruction plus étendue encore, une expérience oratoire plus
consommée, un génie plus éminent, tous ces avantages n'auraient pas
suffi à faire de lui un grand orateur politique, s'il ne s'y était joint une
qualité suprême dont l'absence cause et explique l'infériorité
parlementaire de plus d'un homme d'esprit: je veux parler du goût
passionné des affaires publiques. Bien avant la réunion des Etats, il se
fait donner une mission diplomatique à Berlin, visite les ministres, leur
écrit, les conseille, considère comme de son ressort tout ce qui intéresse
la politique de la France, chef de parti sans parti, journaliste sans
journal, orateur sans tribune, homme public dans un pays où il n'y avait
pas de vie publique. Econduit, ridiculisé, calomnié, il ne se rebute pas:
il faut qu'il fasse les affaires de la France, qu'il parle, qu'il écrive pour
son pays. Il voit mieux et plus loin que les plus avisés; il conseille et
prédit la réunion des Etats généraux quand personne n'y songeait
encore. Prisonnier, l'avenir de la France l'intéresse plus que le sien.
Plaideur malheureux, il s'occupe moins de son procès que du procès
intenté par la nation au despotisme. Perdu de dettes, il s'inquiète, du
fond de sa misère, des finances de son pays. En veut-on une preuve?
Au moment où il songeait à forcer son père à rendre ses comptes de
tutelle, il était venu de Liège à Paris pour consulter ses avocats et ses
hommes d'affaires. Sa maîtresse, la tendre madame de Néhra, n'y tenant
plus d'impatience et d'anxiété, court l'y rejoindre et lui demande des
nouvelles de son procès: «Oui, à propos, me dit-il, je voulais vous
demander où j'en suis?--Comment! lui dis-je, ce voyage a été entrepris

en partie pour vous en occuper; vous avez vu MM. Treilhard et Gérard
de Melsy?--Moi? dit-il; non, en vérité: j'ai vu à peine Vignon, mon
curateur. J'ai eu bien d'autre chose à faire que de penser à toutes ces
bagatelles. Savez-vous dans quelle crise nous sommes? Savez- vous
que l'affreux agiotage est à son comble? Savez-vous que nous sommes
au moment où il n'y a peut-être pas un sou dans le Trésor public? Je
souriais de voir un homme dont la bourse était si mal garnie y songer si
peu et s'affliger si fort de la détresse publique.»
Il accumulait dans son portefeuille les statistiques, les renseignements
sur l'opinion des provinces, une correspondance énorme venue de tous
les coins de la France, s'entourait de collaborateurs et d'agents
politiques, préparation à la vie publique dont nous avons vu de nos
jours un exemple célèbre, mais dont on ne pouvait s'expliquer la raison
sous l'ancien régime. La seule carrière possible pour Mirabeau, c'était la
carrière d'homme d'Etat, d'orateur. Que cette carrière ne s'ouvrît pas
devant lui, que la Révolution tardât, ses vices ne suffisant plus à le
distraire, il mourait maniaque ou fou, à la fois ridicule et déshonoré.
Cette vocation fatale, irrésistible, s'alliait à une santé de fer, à une
figure imposante dans sa laideur, à une voix sonore et à un air de
dignité noble et paisible. Ses défauts extérieurs, choquants chez un
homme privé, devenaient autant de qualités chez un tribun. Son attitude
et son costume, de mauvais ton dans un salon, [1] s'harmonisaient, au
contraire, à la tribune, avec sa tête éloquente, ses regards
extraordinaires.
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